Déborder de ses bords
| Gallery
Silvana Mc Nulty
Déborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Déborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewDéborder de ses bords
Silvana Mc Nulty
Exhibition viewFR
Monnaie de signes
Didier Semin
On raconte qu’autrefois, les vacanciers du Club Méditerranée — n’ayant jamais fréquenté l’institution, je n’ai pas été directement témoin de la chose — disposaient, durant leurs séjours, de colliers de boules pour régler de menus achats d’alcool ou d’épicerie à l’aide d’une monnaie ludique, comme lavée des servitudes de ce que nous appelons l’argent. L’intention (feindre d’affranchir les individus des distinctions de fortune) était odieuse, mais le procédé ingénieux : il attestait une bonne connaissance de l’histoire de l’humanité qui, longtemps, a utilisé des coquillages, des perles, des plumes et des colliers aux fins de ce qui ne s’appelait pas encore le commerce.
Quand j’ai découvert les objets surprenants de Silvana Mc Nulty — on ne peut qu’être admiratif du parcours de cette jeune artiste, qui a su, en à peine quatre années, se constituer un univers propre, extrêmement singulier, et se faire en quelque sorte une signature — je les ai d’abord regardés avec mes références familières, celles qui se rapportent à l’art de l’assemblage et à la figure de Kurt Schwitters, qui a formulé comme personne la façon dont le collage s’est imposé à lui à l’issue du premier conflit mondial : « On peut fort bien, disait-il, créer avec des rebuts, et c’est ce que je fis en les collant ensemble, en les clouant. Je donnais à ces objets le nom de Merz, et c’était ma prière à moi pour célébrer la fin victorieuse de la guerre, puisque la victoire, une fois encore, revenait à la paix. De toute façon, tout était détruit et il s’agissait de construire quelque chose de neuf avec des débris ». L’idée de réparation symbolique me paraissait convenir assez bien à l’ajustement incongru de toutes choses par le lien, la couture, le tissage et le remodelage auquel Silvana Mc Nulty a commencé de se livrer presque compulsivement aux alentours de 2019 : Pénélope infirmière du monde de la bricole, elle n’a certes pas connu la guerre — avait-elle le pressentiment que cette dernière allait bientôt éclater aux marches de l’Europe ? — mais en France une des pires crises sociales depuis des décennies, qu’on désigne désormais comme le « mouvement des gilets jaunes », et une épidémie sans précédent autre que très lointain, qui devait cloîtrer des mois durant une population entière. Il fallait tout remettre en forme, suturer les plaies, ravauder une société de l’objet en pleine déliquescence, l’artiste se portait sur le front qui lui était accessible, celui de la métaphore : souvent dans ses compositions on voit des équerres ou des rapporteurs d’angle aboutés par des ourlets festonnés qui suggèrent l’urgence d’un changement de nos systèmes de mesure, s’il est vrai qu’ils n’ont réussi à bâtir que le monde bancal où nous vivons. Le réajustement des choses entre elles efface aussi, ou déborde, leurs bords parfois tranchants, comme pour adoucir leur contact. Schwitters clouait : à cette méthode éprouvée mais expéditive, Silvana Mc Nulty a préféré celle des artistes femmes qui l’ont marquée, et qui usaient plutôt du fil, de la cordelette ou du tressage : Eva Hesse, Zoe Leonard avec son Strange fruit, ou l’extraordinaire Hessie, qui utilisait la broderie comme outil de construction. Au diable ce qu’un monde révolu appelait avec condescendance les ouvrages de dames : ce n’est pas rien, de lier, et le fil vaut bien la vis ou le clou, s’agissant d’efficacité. En latin, les religiones, d’où nous vient le mot « religions », étaient, nous disent Marcel Mauss et Roger Caillois, les liens qui assemblaient les poutres des ponts jetés d’un bord à l’autre d’une rivière (ces architectures étaient si importantes que le plus haut placé dans la hiérarchie des prêtres romains était le pontifex, le faiseur de ponts — c’est pour cela que le Pape, dans l’église catholique, est appelé Souverain Pontife…).
Il y a plus, pourtant : ce qui frappe d’emblée dans ces objets transformés, c’est leur caractère de jouets, de bijoux, de talismans ou d’amulettes. Ils excèdent rarement la dimension de l’offrande, du présent, et sont constitués à parts égales d’éléments de notre quotidien, règles de plastique, paires de ciseaux, passoires ou bondes d’évier, et des matériaux qui ont traditionnellement servi aux fameuses monnaies archaïques dont s’est un jour souvenu un comptable du Club Méditerranée : perles, coquillages, métaux brillants, osselets, végétaux. C’est par commodité que nous parlons de monnaies archaïques à propos des objets extraordinaires, pour nous mal intelligibles, en usage dans l’Amérique du Nord ou l’Océanie d’avant la colonisation ; on dispute encore la fonction exacte des wampums des Iroquois, des tevau des îles Salomon. Ils s’échangeaient, certes, mais la plupart du temps dans un cadre rituel qui excédait largement celui d’un simple marché, au sens où l’entendrait aujourd’hui, mettons, le Fonds monétaire international. C’est que l’argent n’est pas né d’un coup, même dans nos civilisations, dans la tête d’un startupeur en peau de bête, qui aurait un jour eu l’idée de multiplier les échanges, en inventant un substitut universel capable d’envoyer le troc aux oubliettes. L’argent a d’abord été beau, il a circulé pour lui-même dans un cadre cérémoniel — dont rien ne donnera une meilleure et plus simple idée que l’échange, dans les cours d’école, des images du chocolat Poulain ou des billes, pour ma génération, des cartes Pokémon pour celle de mes enfants. On l’a manié avec un respect sacré et une joie candide. Ce n’est que très graduellement qu’il est devenu ce que nous connaissons, en somme une abstraction meurtrière. Les artistes de la seconde moitié du XXème siècle ont souvent rêvé d’abolir cet argent qu’ils voyaient comme un liant corrupteur : Yves Klein jetait de l’or dans la Seine, Joseph Beuys plaidait pour un retour au troc (le cours différent de leurs carrières, précoce pour le premier, tardive pour le second, fait parfois oublier qu’ils étaient contemporains : Klein était de 1928, Beuys de 1921).
Silvana Mc Nulty, avec le culot souvent flamboyant de sa génération, me paraît faire une hypothèse artistique un peu différente, mais pleine elle aussi de justesse — celle de rendre à la monnaie sa beauté, plutôt que d’appeler à son effacement, de créer des signes pour un nouvel échange, plus élégant, plus digne et plus équitable que celui qui régit nos vies. Une monnaie, pourrait-on dire, de la république Mc Nulty, c’est-à-dire d’un univers rêvé entre l’enfance tout court et l’enfance de l’humanité. S’est-on avisé que la maladie financière qui gangrène notre monde s’est aggravée avec la dématérialisation croissante de l’argent, l’abandon (en tous cas officiel) de l’étalon or ? Si l’argent est aujourd’hui virtuellement tout, c’est peut-être parce qu’il n’est concrètement plus rien, et ne tient plus dans la paume d’une main qui le soupèserait avec crainte et jubilation — le Club Méditerranée l’avait bien compris, en attirant ses vrais clients avec de fausses perles. Il ne faut pas sous-estimer la portée de l’intuition : dans l’idée générale d’une réparation du monde, le rêve d’une monnaie à la fois primitive et nouvelle prend tout naturellement la suite de celui d’un réagencement moins orthogonal des objets, et nous donne autant à voir qu’à penser. Kurt Schwitters n’est après tout pas si loin : n’avait-t-il pas nommé son art Merz, en amputant le mot Kommerz de sa première syllabe ? Silvana Mc Nulty ne ferait que bousculer à peine trois consonnes pour suggérer que l’on transforme la monnaie de singe des places financières en monnaie de signes admirables…
Déborder de ses bords, une exposition personnelle de Silvana Mc Nulty, réalisée avec le soutien aux galeries / exposition du Centre national des arts plastiques.
EN
Currency of signs
Didier Semin
In the past, it has been told, the vacation-goers of the Club Med – never having taken part in the institution, I did not witness the thing directly – had, during their stays, bead necklaces with which to pay small purchases of drinks or groceries through a playful currency, as though washed of the enslavement of what we call money. The intention (of pretending to free the individuals from the distinctions of wealth) was odious, but the procedure ingenious: it attested to real knowledge of the history of humanity that long used shells, beads, feathers and necklaces for purposes that were still not called commerce.
When I discovered the surprising objects of Silvana Mc Nulty — we can be nothing but admiring of the itinerary of this young artist, who was able, in barely four years, to constitute her own, extremely singular universe, and to create in a certain way a signature – I first looked at them with my familiar references, those that are related to the art of assemblage and the figure of Kurt Schwitters, who formulated as no one else has done the way in which the collage imposed itself on him at the end of World War I: “One can very well,” he said, “create with scraps, and that is what I did by gluing them together, by nailing them. I gave these objects the name of Merz, and it was my own prayer to celebrate the victorious end of the war, since victory, once again, amounted to peace. In any event, everything was destroyed and it was a matter of building something new with debris.” The idea of symbolic repair seemed to be to rather well suit the incongruous adjustment of all things by the link, sewing, weaving and remodeling with which Silvana Mc Nulty started to engage in almost compulsively around 2019: Nurse Penelope of the world of bits and pieces, she certainly had not known the war – did she sense that war was soon going to break out on the threshold of Europe? – but in France one of the worst social crises in decades, that is now called the “yellow vest movement,” and an epidemic such as hadn’t been seen in nearly a century, that would shut in an entire population in for months. Everything had to be put back in shape, wounds sutured, a society of the object in total decay mended, the artist focused on what was accessible to her, that of the metaphor: we often see in her compositions triangles and protractors ending in festooned hems that suggest the urgent need to change our measurement systems, if it is true that they only succeeded in building the wobbly world in which we live. The readjustment of the things to each other erases too, or overflows, their sometimes sharp and cutting edges, as though to soften their contact. Schwitters nailed: rather than this proven but expeditive method, Silvana Mc Nulty preferred that of the women artists who made an impression on her, and who used thread, cords or plaiting: Eva Hesse, Zoe Leonard with her Strange Fruit, or the extraordinary Hessie, who used embroidery as a construction tool. Who cared what a bygone world condescendingly called “ladies work”: it is not a simple matter to link, and the thread is worth as much as the screw of nail in terms of efficacy. In Latin, the religiones, from which comes the word “religions,” was, Marcel Mauss and Roger Caillois tell us, the links that assembled the beams of bridges from one bank of a river to the other (this infrastructure was so important that the highest ranked in the hierarchy of Roman priests was the pontifex, the bridge-maker – which is why in the Catholic Church, the pope is called the Sovereign Pontif…).
There is more, however: what strikes us immediately in these transformed objects is their character of toys, jewels, talismans or amulets. They rarely exceed the dimension of the offering, the gift, and are comprised of equal parts of elements in our daily life, plastic rulers, pairs of scissors, strainers or sink plugs, and materials that were traditionally used as the famous archaic currencies that one day an accountant at the Club Med remembered: beads, shells, shiny metals, small bones, plants. It is through convenience that we speak of archaic currencies concerning the extraordinary objects, scarcely intelligible to us, used in North America or Oceania before colonization; the exact function of the Iroquois’ wampum, the tevau of the Solomon Islands is still disputed. They were exchanged, of course, but most of the time in a ritual setting that went largely beyond that of a simple transaction, in the sense that let us say, the International Monetary Fund would understand it. it is because money was not born suddenly, even in our civilizations, in the mind of a start-upper wearing animal skins, who one day would have had the idea of multiplying the exchanges, by inventing a universal substitute able to cast swapping into oblivion. First of all, money was beautiful, it circulated for itself in a ceremonial setting – of which nothing would give a better or simpler idea than the exchange, in the schoolyard, of Poulain chocolate images or marbles, for my generation, Pokémon cards for that of my children. It was handled with a sacred respect and frank joy. It was only very gradually that it became what we know today, in short, a lethal abstraction. The artists of the second half of the 20th century often dreamed of abolishing this money that they saw as a corrupting binder: Yves Klein threw gold into the Seine, Joseph Beuys pleaded for a return to swapping (the different path of their careers, early for the former, late for the latter, sometimes makes us forget that they were contemporaries: Klein was born in 1928, Beuys in 1921).
Silvana Mc Nulty, with the often flamboyant nerve of her generation, seems to me to formulate a slightly different artistic hypothesis, but one that is also quite sound – that of giving currency back its beauty rather than calling for its effacement, to create signs for a new, more elegant, more worthy and fairer exchange than the one that governs our lives. A currency, one could say, of the Mc Nulty republic, that is, a dreamed-of universe between childhood as such and the childhood of humanity. Have we suddenly realized that the financial disease that has blighted our world worsened with the growing dematerialization of money, the abandonment (in any case official) of the gold standard? If money today is virtually everything, is it perhaps because it is no longer concretely anything, and is no longer held in the palm of the hand that would feel its weight with fear and jubilation – the Club Med had clearly understood, by attracting its real customers with fake pearls. The reach of intuition must not be underestimated: in the general idea of a repair of the world, the dream of a currency that is both primitive and new very naturally succeeds that of a less orthogonal rearrangement of objects, and gives us as much to see as to think about. After all, Kurt Schwitters isn’t so far: hadn’t he called his art Merz, by lopping off the first syllable of the word Kommerz? Silvana Mc Nulty has transformed the currency of the financial markets into a currency of admirable signs…