Avec le soutien aux galeries / exposition
du CNAP, Centre national des arts plastiques
FR
« Le temps de la montagne, le temps de la marche, le temps de la caméra et le temps du spectateur s'imbriquent, se superposent et se lient ». Cette pensée, extraite de la vidéo Summa IOS, apparait comme programmatique de l'approche sur le paysage que Caroline Reveillaud adopte pour cette seconde exposition personnelle à la Galerie Florence Loewy. La jeune artiste y présente un nouvel ensemble d’œuvres où s’entrecroisent des photographies, des sculptures et une vidéo, dont la complémentarité permet de cheminer par associations visuelles et strates successives dans l'histoire du paysage et du regard. Leur trajectoire commune naquit il y a peu, dans l'Italie du XVe siècle, du recul que les peintres prirent pour représenter la nature et la constituer en objet esthétique, par " artialisation " (Alain Roger, 1997). C'est l'épaisseur de ce prisme culturel, intériorisé, persistant, et défini par un œil vers lequel tout doit converger, que Caroline Reveillaud sonde dans cette exposition.
Son travail fondateur, une ligne de livres ouverts, déployait au sol des images d'architectures et d'œuvres d’art classés sous les items d' « Objet, Surface, Pli, Ligne, Sculpture I ». L'artiste poursuit ici cet inventaire personnel d’images et de figures recueillies au fil de lectures et de voyages, et arpente le paysage en y cherchant cadres et lignes, supports clés de la perspective illusionniste.
Dans l'exposition, la ligne est partout et prend différentes formes : faille immémoriale de l'érosion dans des roches de marbre (Vedute) et de granit (Map), elle serpente allègrement dans des figures abstraites sculptées au mur (Curves), et apparait, furtive, dans les plans filmés de crêtes montagneuse et d'ondulations de l'eau (Summa IOS). Le titre de l’exposition la place au premier plan, par une formule visuelle élémentaire élaborée à la Renaissance : les trois lignes droite, circulaire et serpentine (IOS) permettraient de représenter le réel dans tous ses mouvements (summa, le tout).
C’est le cas des Curves, par exemple, qui reprennent des schémas abstraits de phénomènes physiques et de changements d'état (mouvements des nuages, sublimation de corps gazeux en solides, etc.). Extraites de traités scientifiques, elles s’échappent du livre pour devenir de petits reliefs ornementaux, forment une mystérieuse écriture murale. Dans l’exposition, on circule facilement de la seconde à la troisième dimension, l'artiste jouant sur la matérialité de ses images pour démultiplier notre regard dans d’autres directions. Ainsi de Map, qui présente l'image de grands blocs de granit altéré. Le support d'impression grand format plié évoque instantanément la carte routière, et nous conduit vers une toute autre perception mentale du réseau de lignes : l'échelle schématisée et macro du paysage que l’on traverse, véhiculé à vive allure. Dans cette collision, il y a l’image vue, mais aussi la profondeur du regard et les projections du ressouvenir.
L'exposition baigne dans une atmosphère italienne, qui résonne dans les titres, dans les images et à nos oreilles. Est-ce parce que l'histoire de l'art s’invente comme discipline en Italie et qu'elle occupe une large part dans la construction du regard de l'auteur ? Vedute nous emmène à Carrare (Toscane), à travers une série de photographies réalisées dans les légendaires carrières, qui fournissent depuis l'Antiquité les blocs de marbre des fastueuses demeures et de précieuses œuvres d’art. Aujourd'hui, les carrières sont un lieu d’intérêt et d’inspiration pour nombre d'artistes contemporains qui en célèbrent le matériau et surtout sa photogénie (Aglaia Konrad, Danh Vo, Batia Suter, Daniel G. Cramer etc.). Dans ce paysage fortement ' artialisé ', Caroline Reveillaud réhausse ses images d’un filtre de verre fumé, lui-même partiellement incisé au jet d’eau de lignes intuitives prolongeant celles visibles sur le site. La coloration et l'épaisseur du verre sont manifestes, via cet écran qui oblige le regard à un ajustement des deux plans et trouble la perception habituelle de l'image : les découpes redonnent une densité physique aux failles originelles du bloc de pierre devenues traits, lignes dans l’image bi-dimensionnelle.
Summa IOS est un film dans lequel se succèdent des séquences de paysages arpentés en Italie et ailleurs (montagnes, collines, falaises, côtes qui alternent et rendent sensible les mouvements de caméra – mise au point, zoom, travelling, etc.). Une voix de femme énonce en off des pensées sur la construction historique du paysage comme objet d'émotion esthétique et de représentation philosophique du monde. Ecrites par l'artiste qui se met néanmoins à distance en les faisant lire en italien, langue du Zibaldone, journal intellectuel de Leopardi dont la forme l'a inspirée, ses réflexions s'expriment avec une fluidité et dans un équilibre particulièrement maitrisé entre écriture et image. C’est tout l'enjeu et la réussite de ce film de permettre des points de convergence forts entre l’image et le texte, tout en les maintenant irréductibles à leur propre langage. L'œil et l'esprit peuvent déambuler dans ce film ensemble ou séparément, s'éclairer réciproquement à certains moments et se perdre à d'autres, de sorte que nos propres images et pensées prennent le relais. " Le paysage est en dedans ", dit-elle, riche d’images intérieures dans un savoir ignorant de lui-même qui surgit dans la reconnaissance d'un paysage admiré. Les œuvres de Caroline Reveillaud nous ouvrent à cet abyme.
Garance Chabert
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EN
“The time of the mountains, the time of walking, the time of the camera and the time of the spectator intertwine, are superimposed and connected.” This thought, taken from the Summa IOS video, appears as programmatic in its approach to the landscape that Caroline Reveillaud adopts for this second solo exhibition at the Galerie Florence Loewy. The young artist is presented a new groups of works there in which photographs, sculptures and a video intersect and whose complementarity makes it possible to roam through the history of the landscape and how it is seen through visual associations and successive layers. Their common trajectory was born not long ago in 15th-century Italy, from the distance that the painters took to represent nature and constitute it in an aesthetic object, by “artialization” (Alain Roger, 1997). It is the thickness of this interiorized, persistent cultural prism, and defined by an eye toward which everything must converge, that Caroline Reveillaud probes in this exhibition.
Her founding work, a line of open books, spread out, on the floor, images of architectures and artworks organized under the items of “Object, Surface, Fold, Line, Sculpture 1.” The artist continues her personal inventory here of images and figures collected through readings and trips, and strides across the landscape looking for frames and lines in it, key supports of the illusionist perspective.
In the exhibition, the line is everywhere and takes different forms: a timeless fault of erosion in marble (Vedute) and granite (Map) rocks, it gaily winds in abstract figures sculpted on the wall (Curves), and furtively appears in the shots taken of the mountain ridges and undulations of water (Summa IOS). The exhibition’s title places it in the foreground, through an elementary visual formula created in the Renaissance: three straight, circular and serpentine lines (IOS) would make it possible to represent the real in all its movements (summa, everything).
This is the case for Curves, for example, which use abstract diagrams of physical phenomena and changes in state (movement of clouds, sublimation of gaseous bodies into solids, etc.) Extracts from scientific treatises, they escape the book to become small ornamental reliefs, and form a mysterious wall writing. We move easily in the exhibition from the second to the third dimension, the artist playing on the materiality of her images to multiply our glance in other directions. This is true of Map, which presents the image of large altered granite blocks. The folded large-format printing support instantly brings to mind the road map, and leads us to a whole other mental perception of the network of lines: the schematized and macro scale of the landscape that is crossed, conveyed at high speed. In this collision, there is the image seen, but also the depth of the look and the projections of what we recall.
The exhibition bathes in an Italian atmosphere, which resonates in the titles, the images and in our ears. Is it because art history was invented as a discipline in Italy and that it takes up a large part in the construction of the author’s approach? Vedute takes us to Carrara (Tuscany), through a series of photographs taken in the legendary quarries that since antiquity have supplied the marble blocks used in sumptuous residences and precious artworks. Today, the quarries are a place of interest and inspiration for many contemporary artists who celebrate its material and above all the fact that they are photogenic (Aglaia Konrad, Danh Vo, Batia Suter, Daniel G. Cramer, etc.). In this strongly “artialized” landscape, Caroline Reveillaud heightens her images through a smoked glass filter, itself partially incised via laser with intuitive lines extending those visible on the site. The coloring and thickness of the glass are obvious, via this screen that forces the eyes to adjust to two shots and disturbs the usual perception of the image: the cutouts give a physical density back to the original faults of the block of stone, which have become strokes, lines in the bi-dimensional image.
Summa IOS is a film that presents a series of sequences of landscapes crossed in Italy and elsewhere (mountains, hills, cliffs, coasts that alternate and make the viewer aware of the camera’s movements – focus, zoom, tracking shot, etc.). A woman’s voice, in voice-off, expresses thoughts on the historic construction of the landscape as an object of aesthetic emotion and a philosophical representation of the world. Written by the artist who nevertheless distances herself by having them read in Italian, the language of Zibaldone, Leopardi’s intellectual review whose form inspired her, her reflections are expressed with a fluidity and in a particularly controlled balance between writing and image. Permitting strong conversion points between the image and the text, while keeping them invincible in their own language is the film’s challenge and success. The eye and the mind can stroll through this film together or separately, reciprocally enlightening each other at certain moments and losing each other at others, in such a way that our own images and thoughts take over. “The landscape is inside,” she says, rich with interior images in knowledge unaware of itself that springs up in the recognition of an admired landscape. Caroline Reveillaud opens up this abyss to us.
Garance Chabert