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L’exposition Color Photographs. Early Works (1974-1979) révèle pour la première fois une sélection de travaux de jeunesse de l’artiste américain Tim Maul, né en 1951 dans le Connecticut. Ces œuvres inédites, tirées d’un large ensemble de négatifs conservés dans ses archives, éclairent d’un nouveau jour sa production photographique au sein d’une carrière qui s’est partagée, depuis les années 1980, entre une pratique artistique, une activité de critique d’art et une fonction d’enseignant en photographie et en cinéma à la New York School of Visual Arts.
Lorsqu’il sort diplômé de cette école en 1973, Tim Maul choisit d’abandonner la peinture à laquelle il a été formé pour se tourner vers la photographie, un médium simple, rapide et bon marché pour travailler hors de l’atelier, documenter des actions et transmettre une idée. Il inscrit d’emblée ses pas dans ceux des artistes conceptuels qui emploient l’instrument photographique comme un vecteur privilégié de leurs expérimentations. En témoigne son premier projet en couleur, Slides (1973), un enregistrement systématique à l’aide d’un appareil rudimentaire de dix toboggans trouvés dans l’environnement de son enfance, qui paye son tribut autant à l’esprit typologique des Becher, aux collections d’Ed Ruscha, qu’à la Visite des monuments de Passaic, New Jersey de Robert Smithson en 1967. Absente de l’accrochage, cette œuvre inaugurale, conçue initialement comme une projection de diapositives, et déclinée ensuite sous la forme d’un diptyque entré dans la collection du MET Museum, détermine le principe des travaux suivants réalisés avec un meilleur équipement : la mise en séquences d’images modestes, reposant sur des règles précises à suivre et élaborant des micro-récits elliptiques. Ces « fictions visuelles », selon la formule de l’artiste, articulent ainsi une approche réflexive du mode de production des images avec le thème de la narration en photographie ; un protocole qui a depuis présidé aux développements de sa création.
Sans grande qualité technique et esthétique, les pièces photographiques des débuts de Tim Maul cultivent délibérément l’ambiguïté quant à leur statut documentaire. Elles correspondent à deux types de projets : tantôt des séries de diapositives, montrées à l’époque à de rares interlocuteurs, qui s’apparentent à des exercices libres comme pour tromper l’ennui, tantôt des tirages produits pour des dossiers de candidatures en vue de poursuivre sa formation artistique. Poussé par besoin matériel à renoncer à cette option, Tim Maul interrompt vite cette expérience de solitude dans le Connecticut pour s’établir à New York. Il y enchaîne les petits boulots d’assistant sous le patronage de figures telles que l’artiste français Jean Dupuy, le conservateur du MoMA Kynaston McShine, ou l’un des protagonistes du Narrative Art, Bill Beckley, qui joue un rôle de mentor auprès de lui. Durant ces années de bohème, quand il n’est pas gardien de musée ou ne travaille pas pour la mode ou un magazine de rock, Tim Maul nourrit sa curiosité par la lecture de revues et d’ouvrages théoriques (Sunsan Sontag, Ludwig Wittgenstein…). Il se passionne indifféremment pour la performance, l’Arte povera, les éditions d’artistes, et reste marqué par la structure répétitive des propositions de Michael Snow et John Baldessari. Loin d’être anecdotiques, ces éléments biographiques et ces différentes découvertes constituent le ferment de ses propres œuvres en gestation. Tim Maul exploite en effet pour celles-ci des faits ordinaires de sa vie personnelle, des gestes et des objets du quotidien, qui interviennent au fil de mises en scène dépouillées, le plus souvent dans le décor neutre de son appartement de West Village. « Je m’intéresse principalement aux relations qui se développent entre une personne et les objets qui l’entourent constamment, en particulier dans un espace restreint », écrit-il dans un texte de 1979.
Le contenu autobiographique transparait au mieux dans Shoe Shine (1974), où Tim Maul rejoue lui-même le geste du cirage de ses chaussures et le parcours qui le mène, en tenue endimanchée, vers son emploi de gardien au MoMA. Les couvertures des romans policiers qui occupent son temps sur place se déclinent dans le triptyque Conan Doyle Project (1974), pour lequel un ami lui prête cette fois la pause. Récurrent, le rapport entre espace intérieur et extérieur s’établit dans Grand Central Countertop (1974) par la confrontation d’une photographie prise dans le hall de la gare new-yorkaise avec sa reconstitution de mémoire, exécutée à son retour chez lui avec les objets qui lui tombent sous la main. D’autres actions minimalistes déplacent au contraire dans la nature de pseudo formes sculpturales – ici une procession de palets se mêle à des galets (Pucks), là un bout de bois est tendu sur un tronc d’arbre comme un perchoir (Perch). Dans Silver Spoon/Outgoing Tide (1974), c’est une cuillère en argent, image symbolique de privilège échouée dans le sable, qui renvoie implicitement à l’expression « être né avec une cuillère d’argent dans la bouche ».
Le pouvoir évocateur de gestes anodins et d’objets banals est encore renforcé par le dédoublement, résultat de la saisie par l’appareil de deux moments de l’action, un avant et un après, qui instaurent une narration suspendue. Ces sortes de petites performances sans public peuvent consister, par exemple, à briser à la main un crayon (Pencil Break, 1979) ou à capter la chute d’une cendre de cigarette se consumant (Ash Fall, 1974). Si elles suggèrent un certain état de désœuvrement, l’intention de l’artiste est pourtant ailleurs. Il s’agit bien par la radicale simplicité de ces dispositifs, à l’efficacité toute littérale, de pousser le spectateur à s’interroger sur le mécanisme de perception lui-même. Avec cet ensemble de fragments temporels à interpréter, Tim Maul souligne à la fois les limites des propriétés de l’outil photographique et la relation au réel induite par l’image, comme pour nous faire douter de ce que l’on voit. De même, le ressort comique présent dans une bonne partie de ces œuvres, qui peut faire songer aux saynètes facétieuses de William Wegman, Robert Cumming et Ger van Elk, ne signifie-t-il pas simplement une satire du monde de l’art ou une autoanalyse du processus créatif de la part d’un jeune artiste. Le traitement de sujets triviaux vise en réalité à élaborer une structure didactique, capable de soulever avec concision des questions subtiles sur la nature du regard photographique.
A ces courtes boucles temporelles répondent d’autres agencements d’images multiples en bandes filmiques, qui donnent à voir l’épuisement d’un système par répétitions ou déclinaisons successives. Tel un tour de magie, la séquence de Two Arrangements (1974) déroule, image par image, une série de permutations de cartes à jouer et de fleurs colorées dans un vase, le tout installé sur un tissu rouge. Ce principe rappelle celui d’une vidéo de Bas Jan Ader de la même année, Primary Time, qui repose sur l’arrangement d’un bouquet en une composition sans cesse renouvelée. L’attention accordée aux effets de lumière anime également l’atmosphère étrange et nostalgique de la suite d’images Sixteenth Street Pastoral (1978), née du rituel de prise vue d’un tableau ancien que Tim Maul photographie depuis son lit. La réitération insiste ici sur les erreurs de réglage de l’appareil, comme pour signaler l’arrêt prochain de ces recherches photo-conceptuelles en couleur. Obtenant en 1979 ses premières expositions personnelles à New York et à Milan, l’artiste clôt cette phase de recherches et commence bientôt à collaborer avec la revue Flash Art.
Les photographies des années 1970 de Tim Maul le positionnent dans un entre-deux générationnel, entre ses aînés conceptuels et les plus jeunes acteurs de la Pictures Generation. Ce regard rétrospectif porté sur ses débuts offre au final une méditation sur le temps, où temps vécu et temps photographique se rejoignent. C’est dans la fusion de ces deux phénomènes que réside la dimension toujours aussi mystérieuse à ses yeux de son médium d’élection, dont il continue à sonder les propriétés narratives.
En complément de l’exposition, Tim Maul présente, après « Looks Matter » en 2012, une nouvelle sélection d’éditions conçue comme un témoignage subjectif sur les affinités que ses œuvres de l’époque entretiennent avec les livres d’autres artistes, de Jean Le Gac à Peter Hutchinson, de Robert Filliou à Richard Nonas, en passant par Vito Acconci et Robert Barry.
Alexandre Quoi
EN
The exhibition Color Photographs (1974-1979), Early Works reveals for the fist time a selection of youthful works by the American artist Tim Maul, born in 1951 in Connecticut. These unpublished works, taken from a large group of negatives kept in his archives, shed new light on his photographic production in a career that has been divided, since the 1980s, between an artistic practice, an activity as an art critic, and teaching photography and film at the New York School of Visual Arts.
When he graduated from this school in 1973, Tim Maul decided to abandon painting, in which he had been trained, to turn to photography, a simple, rapid and inexpensive medium in order to work outside the studio, document actions and transmit an idea. He immediately followed conceptual artists who used the photographic instrument as a privileged vector of their experimentations. This can be seen in his first color project, Slides (1973), a systematic registration using a rudimentary apparatus made of 10 sliding boards found in his childhood environment, which pays tribute as much to the typological spirit of the Bechers, the collections of Ed Ruscha, as to Robert Smithson’s A Tour of the Monuments of Passaic, New Jersey in 1967. Not included, this inaugural work, initially designed as a slide projection, was next used in the form of a diptych, which entered the Metropolitan Museum’s collections, determined the principle of the next works made with better equipment: the sequencing of modest images, based on precise rules to be followed, and creating elliptical micro-narratives. These “visual fictions,” as the artist calls them, consequently link a reflective approach to the image production mode with the theme of narration in photography; a protocol that has presided over his creation’s developments ever since.
Without any great technical or aesthetic quality, the photographic pieces of Tim Maul’s beginnings deliberately cultivated ambiguity as to their documentary status. They correspond to two types of projects: some are series of slides, shown at the period to rare contacts, which are akin to free exercise as if to relieve boredom, others are prints produced for applications with a view to continuing his artistic training. Pushed by material need to give up this option, Tim Maul quickly interrupted this solitary experience in Connecticut and moved to New York. There he had a serious of minor jobs as assistant under the patronage of figures such as the French artist Jean Dupuy, the MoMA curator Kynaston McShine or one of the protagonists of Narrative Art, Bill Beckley, who played the role of his mentor. During these bohemian years, when he wasn’t a museum guard or wasn’t working for fashion or a rock magazine, Tim Maul fed his curiosity by reading magazines and theoretical publications (Sunsan Sontag, Ludwig Wittgenstein…). He was equally passionate about performance, Arte povera and artist publications, and remained marked by the repetitive structure of Michael Snow and John Baldessari’s proposals. Far from being anecdotal, these biographical elements and various discoveries were the ferment of his own works in gestation. For these works, Tim Maul made use of ordinary facts of his personal life, daily gestures and objects, which intervened in stripped-down stagings, most often in the neutral décor of his West Village apartment. “I am primarily interested in the relationships that develop between a person and the objects that constantly surround them, particularly in a restricted space, ” he wrote in a 1979 text.
Autobiographical content can best be glimpsed in Shoe Shine (1974), in which Tim Maul replayed, himself, the gesture of polishing his shoes and the route that led him, in his Sunday clothes, to his job as guard at the MoMA. The covers of crime novels that occupied his time while he was on the job are found in the triptych Conan Doyle Project (1974), for which a friend lent him the pause this time. The recurring relationship between interior and exterior space was established in Grand Central Countertop (1974) through the confrontation of a photograph taken in the hall of a New York train station and the recreation of memory, executed when he returned home with the objects that he came across. Other interventions into nature include a procession of hockey pucks arranged among rounded stones (Puck), there a piece of wood hung on a tree trunk like a perch (Perch). In Silver Spoon/Outgoing Tide (1974), the spoon is a symbolic image of privilege that ended up in the sand, which implicitly refers to the expression “to be born with a silver spoon in your mouth.”
The evocative power of trivial gestures and ordinary objects was further strengthened by doubling, the result of the camera seizing two moments of action, a before and an after, which institutes a suspended narrative. These sorts of small performances without a public could consist, for example, in breaking a pencil with one’s hand (Pencil Break, 1979) or capturing the fall of an ash from a burning cigarette (Ash Fall, 1974). If they suggest a certain state of idleness, the artist’s intention was elsewhere. It was clearly a matter, through the radical simplicity of these approaches, with very literal efficacy, to push the spectator to question himself on the perception mechanism itself. With this group of temporal fragments to interpret, Tim Maul stressed both the limits of the photographic tool’s properties and the relationship to the real induced by the image, as though to make us doubt what we see. Likewise, doesn’t the comic motivation present in a good number of these works, which bring to mind the facetious playlets by William Wegman, Robert Cumming and Ger van Elk, simply convey a satire of the art world or a self-analysis of the creative process on the part of a young artist? The treatment of trivial subjects aims in reality at developing a didactic structure, able to concisely raise subtle questions on the nature of the photographic view.
Other arrangements of multiple images in filmstrips, which show the exhaustion of a system through repetitions or successive variations correspond to these short temporal loops. Like a magic trick, the sequence of Two Arrangements (1974) unfolds, image by image, a series of permutations of playing cards and colored flowers in a vase, the whole set down on a red cloth. This principle recalls that of a video by Bas Jan Ader of the same year, Primary Time, that is based on the arrangement of a bouquet in a constantly renewed composition. The attention paid to light effects also enlivens the strange and nostalgic atmosphere of the series of images Sixteenth Street Pastoral (1978), born from the intimate ritual Tim Maul re-photographing an old print from his bed. The reiteration here stresses camera setting errors, as if to signal the next stop of this photo-conceptual research in color. Obtaining, in 1979, his first solo exhibitions in New York and Milan, the artist closed this research phase and soon after started to collaborate with the magazine Flash Art.
Tim Maul’s photographs of the 1970s position him in between generations, between his conceptual elders and the youngest actors of the Pictures Generation. This retrospective glance cast on his beginnings offers in the end a meditation on time, in which time lived and photographic time come together. It is in the merger of these two phenomena that the dimension always as mysterious in his eyes of his preferred medium, whose narrative properties he continues to probe, resides.
As a complement to the exhibition, Tim Maul is presenting, after “Looks Matter” in 2012, a new selection of publications designed as a subjective account of the affinities that his works of the period have with the books of other artists, from Jean Le Gac to Peter Hutchinson, from Robert Filliou to Richard Nonas, by way of Vito Acconci and Robert Barry.
Alexandre Quoi