1 - 28 February 2025

When in doubt

-


L’année commence tout juste. Nous sommes dans l’atelier, Joan et moi. Nous regardons ses peintures. Elle me montre d’abord une série de petits formats commencés en 2020. De ces toiles, qu’elle tient à la main, elle dit que leurs couleurs sont celles des eaux saumâtres ou celles du fond d’un lac. Ça colle, c’est visqueux – d’ailleurs, elle les a peintes au doigt. Et puis, récemment, les formats de ses toiles se sont agrandis. Elle les sort une à une, regarde comment les associer : ces toiles figureront dans sa prochaine exposition. Cette fois-ci, dit-elle, les couleurs sont malades, un peu nauséeuses : des verts, des oranges dont il ne reste plus grand- chose, de l’anis, du noir. Comme la nuit tombe et que l’atelier est encore peu éclairé, les toiles diffusent un aspect presque maléfique, marécageux. C’est ça qui m’intéresse. Il y a longtemps, je m’étais penchée sur les marécages. Je me souviens d’un passage de l’histoire de Jason et les Argonautes : après l’enlèvement de la Toison, en revenant chez eux, les héros échouent sur le rivage des Syrtes, prisonniers d’un espace d’abord hostile - une nappe d’eau peu profonde, vaseuse, dans laquelle leur bateau s’enlise. L’écume silencieuse de la mer les entoure. Partout, des algues. Il n’y a plus de bêtes, plus d’oiseaux, plus rien : le marais s’étend à perte de vue. Les liquides et les solides inventent autre chose, l’eau de mer s’est mélangée à la terre : une matière sans nom, visqueuse. Tout espoir de navigation et de retour semble à jamais perdu. Une divinité protectrice choisit pourtant de les sauver de ces eaux stagnantes et ils parviendront à rejoindre la mer. Les marécages ont ainsi presque toujours évolué entre terreur, inquiétude et promesse de salut, fertilité. Comme les différentes formes vivantes - végétales, animales - ou les matières qu’ils accueillent et qui y fabriquent leurs cohabitations, les marécages entretiennent un imaginaire changeant, polymorphe, capable d’absorber les tensions, les conflits, de les transformer.

Dans la peinture, à la surface des toiles de Joan, les matières, aussi, se rencontrent et, d’ailleurs, ne se fondent pas les unes dans les autres. La laque à l’huile est prise en étau entre un fond à l’eau et une surface à l’eau aussi. Joan dit qu’ainsi l’huile est prisonnière mais qu’elle ne se laisse pas entièrement entraver ou recouvrir – les signes qui surnagent à la surface des toiles témoignent de ce que l’huile parvient à émettre depuis le tréfonds. C’est dire si les surfaces demeurent parlantes, actives, sensibles. Et Joan regarde beaucoup les couches et les sous-couches, les effets de sédimentation, la façon dont l’en-dessous nous parle depuis les profondeurs. Elle serait d’accord avec Karen Barad, chercheuse féministe, physicienne, qui opère, entre autres, dans le champ sciences studies – « la matière compte » (« How matter comes to matter »), la preuve : elle (la matière) laisse des traces dont les toiles rendent compte et que les passages de rouleau ne réussiront pas à engloutir. Elle ne cesse de résister, produire des contre-feux, réfuter la pesanteur du monde.
Joan s’est lancée dans un réexamen de la peinture. En agrandissant ses toiles comme jamais depuis une quinzaine d’années, elle cherche à y voir plus clair. Car ses gestes se sont autant précisés que chargés de vigilances : sa peinture a à voir avec le bruit de fond du monde, la certitude qu’on s’enlise, les catastrophes imminentes ou celles que l’on garde en mémoire et qui bruissent sous nos pieds. Ces dernières années, ses explorations lui ont fait franchir des frontières, collectionner des tissus, des morceaux de portes en verre qui ondulent sous nos yeux, regarder les roches, les marbrures puis à nouveau les roches, manipuler maladroitement un appareil photo et prendre soin des accidents. Ses investigations sont loin d’être achevées car la Terre bouge tout le temps et les nouvelles ne sont pas bonnes. Donc, bien sûr, ses couleurs sont « malades ».


En arrivant à l’atelier je lui ai montré le fond d’écran de mon téléphone : une toile de Janet Sobel, La Voie Lactée (1945) présentée dans l’exposition que le Musée Picasso consacre à Jackson Pollock en ce début d’année. Janet Sobel est née à la fin du XIXème dans un shtetl en Ukraine avant d’immigrer aux États-Unis. Ce n’est que très tard, alors qu’elle est déjà grand- mère, qu’elle s’autorise enfin à peindre – des toiles qui regorgent de couleurs, que personne ne saura jamais classifier. Sa Voie lactée est douce. Lumineuse. Marécageuse à sa manière. Surprise : Joan avait regardé cette toile le matin même. Quelques mètres séparent le musée

Picasso et la galerie Florence Loewy. Janet et Joan auront presque été voisines. Voisines à plus d’un titre : tant d’années séparent leurs enquêtes mais l’une comme l’autre confie aux explorations artistiques le soin de documenter ce qui nous fait trembler.


Clara Schulmann