April 15 - May 20, 2023

wonder wander

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Chloe quenum


Elle s'est installée chez moi sur la colline
Amélie Lucas-Gary

J'ai rencontré Chloé Quenum en Nouvelle-Zélande, il y a quelques années. En France, nous avions vécu dans la même ville, fréquenté les mêmes lieux, les mêmes personnes, mais c'est aux antipodes que, pour la première fois, nous nous sommes vues.

Alors que nos amis, nos familles et nos habitudes dormaient à Paris, nous assistions à un vernissage dans le centre-ville de Wellington, près du bord de mer. Seule à l'entrée, avec Irène dans les bras, j'espérais un visage familier, et Chloé lisait un cartel au fond de la salle, quand soudain la terre a tremblé très violemment. Tout de suite, les natifs ont eu les bons réflexes, se réfugiant sous les tables du buffet, tandis que nous ignorions comment nous comporter.

Nous étions les seules encore debout, plantées au milieu de la galerie, bafouillant des phrases inutiles en français, incapables de faire comme les autres, quand la sirène a retenti. On a alors entendu murmurer autour de nous le mot tsunami, et on a eu peur. Chloé m'a expliqué vivre sur le port, au bord de l'eau, et je lui ai proposé de monter chez moi sur la colline, où nous serions à l'abri des vagues.

La Nouvelle-Zélande est à l'autre bout de la planète ; on ne peut pas s'éloigner davantage de France, en restant sur Terre. Le voyage est long, le déplacement extraordinaire. Avec Chloé, nous avons inversé là-bas le rythme de nos vies, le cycle de notre sommeil. Nous avons veillé durant ces moments où, depuis la naissance, nous avions dormi. Est-ce pour cela que notre séjour et le moment de notre rencontre revêtent encore aujourd'hui les contours d'un rêve?

C'est une question de temporalité. Il y a le décalage horaire bien sûr, mais aussi à plus grande échelle un écart historique : en Nouvelle-Zélande, les premiers hommes sont arrivés au XIIème siècle. Avant cela, personne n'avait foulé la terre des deux îles peuplées d'oiseaux. La fraîcheur de cette histoire et l'absence de traces archéologiques, préhistoriques ou même antiques, forgent un décor très différent de celui du vieux continent.

Pour nous si familières des vestiges, ce contexte vierge était vertigineux, presque effrayant. On se promenait dans la nature, baladant la culture et les vieilles pierres d'Europe sur nos deux dos, et l'environnement neuf, inhabité, nous paraissait hostile. Les secousses que nous ressentions quotidiennement - Wellington est traversé par trois failles - rejouaient à petite échelle ce sentiment d'instabilité, perturbant encore davantage nos perceptions et notre imaginaire.

Contrairement à moi, Chloé n'était pas venue si loin par hasard ; le déplacement que nous vivions là était déjà au coeur de son travail. La tête en bas, nous confondions la droite et la gauche, notre langue n'était plus la bonne, même nos palais nous trompaient. Les gestes accomplis, les phrases prononcées, les habitudes prenaient dans ce contexte un sens nouveau, un sens qui nous échappait et souvent nous émerveillait.

Le jour de notre rencontre, du cottage où je vivais, on a regardé ensemble la ville être engloutie par les flots, et on s'est endormies. Ce qui avait été si difficile depuis le début du séjour, trouver le sommeil, dormir profondément, rêver, toutes ces difficultés avait été balayées par une immense fatigue. Irène, Chloé et moi avons dormi ainsi durant trois jours.

À notre réveil, la mer était repartie et la ville dévastée. J'ai cette image d'un jeu de cartes éparpillé : les maisons disparues, les immeubles détruits, les ponts brisés, une couche de boue vermeille recouvrant tout. On apprenait qu'il n'y avait aucun mort ; tous les habitants avaient eu le temps, comme nous, de se réfugier sur les hauteurs. Comme beaucoup, Chloé avait en revanche perdu toutes ses affaires dans la catastrophe et elle s'est installée chez moi sur la colline.

On a pendu un hamac au plafond du salon pour qu?elle puisse dormir, et quand elle n'était pas allongée, à la moindre réplique, on voyait le tissu frémir. Des secousses infimes ont en effet ponctué les semaines qui suivirent, laissant imaginer la formation d'une deuxième vague, plus puissante. Terrorisées, nous dormions mal de nouveau.

On a alors passé des jours et des nuits à errer dans le centre-ville en ruine ; Chloé ramassait les objets charriés par la mer, tous déplacés de leurs foyers, déconnectés de leurs fonctions originelles. Tout ce qui avait constitué Wellington auparavant était défait ; ce que nous avions connu introuvable. Elle récoltait par centaines des objets usuels, anodins dans un autre contexte, devenus inexplicables avec la catastrophe. Chloé a rempli des carnets de croquis et de schémas, échafaudé des hypothèses ; elle a interrogé des gens, fait parler les enfants.

Un jour, elle a décidé d'entreposer ses trouvailles dans le jardin botanique qui seul n'avait subi aucun dégât. À sa demande, j'ai étendu un drap blanc immense sur une des pelouses du parc, et elle a disposé les objets sans dire un mot. Ainsi réunis, réagencés, selon des intuitions qu'elle seule maîtrisait, ils ont acquis une nouvelle épaisseur, une épaisseur de fiction qui nous a soudain, à toutes les deux, semblé très douce et familière.

Parmi ces centaines d'objets, Chloé a trouvé une canne dont le pommeau était identique à celui de la canne trouvée à Berlin, quinze ans plus tôt, avant d'entamer ses études aux beaux-arts. Pour je ne sais quelle raison, elle l'a laissée là-bas, et je rêve parfois que son double plus âgé se promène dans les rues de Wellington, avec cette canne, et que mon corps à moi, vieilli, se balance dans le hamac du cottage tandis que je dors à Paris.


 


***




She moved into my house on the hill
Amélie Lucas-Gary


I met Chloé Quenum in New Zealand a few years ago. In France, we had lived in the same city, went to the same places, saw the same people, but it was at the other side of the world that, for the first time, we saw each other.

While our friends, families and habits slept in Paris, we were attending a preview showing in downtown Wellington, near the seaside. Alone at the entrance, with Irène in my arms, I was hoping for a familiar face, and Chloé was reading a wall note at the back of the room, when suddenly the ground shook very violently. All of a sudden, the New Zealanders had the right reflexes and took refuge under the buffet tables, while we didn?t know what to do.

We were the only ones still standing, right in the middle of the gallery, stammering useless words in French, unable to do what the others had done, when the siren went off. We then heard the word tsunami whispered around us, and we were frightened. Chloé explained that she lived at the port, alongside the water, and I suggested that she come to our house on the hill, where we would be sheltered from the waves.

New Zealand is on the other end of the planet; we couldn?t have been farther from France while remaining on Earth. It was a long trip, an extraordinary move. With Chloé, we inverted the rhythm of our lives there, our sleep cycle. We stayed up at those moments during which, since birth, we had slept. Was this why our stay and the moment when we met still seem, today, like a dream?

It is a question of temporality. There is a change in time zone, of course, but also on a greater scale, a historic difference: in New Zealand, the first people arrived in the 12th century. Before that, no one had set foot on the soil of the two islands inhabited by birds. The freshness of this history and the absence of archeological, prehistoric or even ancient traces created a décor very different from that of the Old Continent.

For those of us so familiar with vestiges, this virgin context was dizzying, even frightening. We strolled outdoors, in nature, carrying around Europe?s culture and old architecture on our two backs, and the new, uninhabited environment seemed hostile to us. The shakes that we felt every day - Wellington is crossed by three faults - once again played on a small scale this feeling of instability, disturbing even more our perceptions and imagination.

Unlike me, Chloé hadn?t come this far by chance; the displacement that we were experiencing there was already at the heart of her work. Standing on our head, we confused right and left, our language was no longer the right one, even our palate misled us. The gestures made, the words spoken, habit took on, in this context, a new meaning, a meaning that eluded us and often filled us with wonder.

The day when we met, from the cottage where I was living, together we looked at the city being engulfed by the waves and we feel asleep. What had been so difficult since the beginning of the stay, trying to sleep, sleeping soundly, dreaming, all the difficulties had been swept away by enormous fatigue. Irène, Chloé and I slept deeply for three days.

When we woke up, the sea had withdrawn and the city was devastated. I have this image of a scattered deck of cards: houses that had vanished, buildings destroyed, bridges broken, a layer of silvery mud covering everything. We learned that no one had died; all the inhabitants had had enough time, like us, to take shelter on the heights. Like many people, Chloé had on the other hand lost all of her possessions in the disaster, and she moved into my house on the hill.

We hung a hammock from the living room ceiling so that she could sleep, and when she wasn't in it, at the slightest tremor, we saw the fabric quiver. Tiny shakes marked the weeks that followed, suggesting that a second, more powerful wave was forming. Terrorized, we once again slept badly.

We then spent days and nights wandering through the downtown area in ruins; Chloé picked up objects carried there by the sea, all displaced from their homes, disconnected from their original functions. Everything that had constituted Wellington earlier was missing; what we had known was unfindable. She gathered hundreds of everyday objects, ordinary in another context, which had become inexplicable with the disaster. Chloé filled notebooks with sketches and diagrams, drew up hypotheses; she questioned people, encouraged children to talk.

One day, she decided to set up her finds in the botanical garden which alone had not been damaged. On her request, I spread out an enormous white sheet on one of the park's lawns, and she arranged the objects on it without saying a word. Thus brought together, reorganized, according to intuitions that she alone mastered, they acquired a new thickness, a thickness of fiction that suddenly seemed gentle and familiar to both of us.
   
Among these hundreds of objects, Chloé found a cane whose knob was identical to the one on the cane found in Berlin, 15 years earlier, before starting her fine-arts studies. For some unknown reason, she left it there, and I sometimes dream that her older double is strolling along the streets of Wellington, with this cane, and that my own aged body is swinging in the cottage's hammock while I sleep in Paris.