February 4 - March 25, 2023

Sara MacKillop, custom binding

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FR


« You see it’s like a portmanteau—there are two meanings packed into one word »
Lewis Carroll, Alice Through the Looking-Glass

Quand en français on fait référence à la belle invention de Lewis Carroll qu’est le« mot-valise », on entend surtout « mot » et moins « valise », ce qui est  bien normal puisque, né dans un livre, le mot-valise désigne d’autres mots tandis que la valise, dans ce cas, n’est qu’une image. Si le mot était né dans une valise, il en irait peut-être autrement. Les oeuvres de Sara MacKillop donnent envie de prendre l’hypothèse au mot, enfin, au sérieux (en terrain lewissien n’y est-on pas autorisé?), tant le rapport du contenant et du contenu, et puis également ceux de l’outil et de la réalisation, du pérenne et du jetable, y sont renversés d’une multiplicité de manière qu’elle invente avec, comme valise signifiante, un leitmotiv matériel… le papier. Evidemment ce sont tout d’abord ses Book-Bag-Books qui suggèrent l’idée de valise à mots, dans une circularité digne d’Un Thé chez les fous (pour revenir à Alice).


Fermé, le Book semble n’être qu’un Bag, sous la forme d’un rectangle de papier monochrome, orange, jaune, rose ou bleu, complété par des poignées en papier ou ficelles, à saisir prestement pour partir en shopping. Mais halte-là, surtout pas! Le sac est déjà plein. À l’intérieur, lorsqu’on le déploie, comme on ouvrirait un livre, on découvre des pages elles-mêmes constituées de sacs de courses en papier, de formats et de provenances différentes, créant un effet de surprise à la manière des livres pop-up. Acquis en faisant des achats, trouvés dans la rue ou fabriqués par l’artiste (par exemple les sacs confectionnés en pages de calendriers), les sacs sont savamment assemblés, affichant parfois quelques mots qui n’ont pas forcément besoin d’être lus, des mots qui sont juste là (las?), des mots qui en tout cas n’attirent pas l’attention au point de faire oublier la matérialité du livre… dans une pratique de Custom Binding, comme le suggère le titre de l’exposition. Et on se situe bel et bien au cœur de l’un des grands champs d’exploration du livre d’artiste, autour de ses qualités visuelles et tactiles, potentiellement sculpturales. Qu’est-ce qu’un livre au fond? Un être de papier, plus ou moins en volume, épais, doux, cartonné, coloré, recyclé, savamment plié assemblé ou relié, qui en cela s’apparente à d’autres choses, parmi lesquelles, donc, les shopping bags en papier qui prolifèrent. À cette restriction près qu’au lieu de« choses », il faudrait éventuellement, en suivant le vocable utilisé par Vilém Flusser, appeler ces derniers des « non-choses », catégorie que le philosophe nomme aussi « trucs idiots », dans le sens où « on croit pouvoir les mépriser ». Alors que le livre reste une « chose », car il bénéficie d’une certaine estime. Les Book-Bag-Books de Sara MacKillop pourraient par conséquent être pensés comme des « choses-non-choses-choses », se repliant l’une sur l’autre, afin de faire parler l’une par le biais de l’autre, en écho à la stratégie de Barbara Kruger, tout particulièrement dans son affiche I shop therefore I am ( une sorte de « statement-shopping-statement », pour ainsi dire).


À cette première série d’œuvres, répondent dans l’accrochage de l’exposition quelques impressions sur papier et tissu, réalisées à partir de photographies de crayons à papier colorés que l’artiste achète notamment dans les boutiques-souvenirs des musées. Réminiscence artistique incarnée en gadget,  mi-outil mi-accessoire, soit une nouvelle occurrence des « trucs idiots » de Flusser, ces crayons servent à créer des œuvres qui elles aussi se mordent en partie la queue. Car le crayon est censé permettre dessiner et faire de l’art, mais dans le cas présent l’art est déjà dessiné sur le crayon. C’est ainsi que, retravaillée et répétée numériquement, l’image du crayon et de ses motifs décoratifs devient le motif de la composition, un motif ready-made en somme. Mais s’il n’en était qu’ainsi, ce serait trop facile, la vie serait trop belle. Sara MacKillop raconte que lorsqu’elle travaillait sur ses images de crayons, elle a entendu à la radio une lecture de la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman The Yellow Wallpaper. L’histoire raconte la vie d’une femme enfermée dans une chambre par son mari. Tout ce qu’elle souhaite, c’est un crayon et du papier, pour écrire, mais lui, le lui interdit. Alors, condamnée à ne rien faire, elle observe les motifs d’un vieux papier peint délabré jusqu’à basculer dans la folie. Le labyrinthe que tracent les images répétées des crayons rappelle l’espace sans issues de ce papier peint, un custom binding dans le sens cette fois-ci d’entraves, dont il faut arriver à se libérer.


Vanessa Morisset


1. Les oeuvres de Sara MacKillop sont très souvent en lien avec le papier, dans sa matérialité et ses différents usages, par exemple le papier cadeau ou les jaquettes des livres.
2. Vilém Flusser, « Choses de mon environnement », in Choses et non-choses. Esquisses phénoménologiques, publié en allemand en 1993, traduit en français en 1996, aux éditions Jacqueline Chambon.


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EN


”You see it’s like a portmanteau—there are two meanings packed into one word”
Lewis Carroll, Alice Through the Looking-Glass

When, in French, people refer to Lewis Carroll’s wonderful invention, the “word-suitcase,” [portmanteau] we hear above all “word” and less so “suitcase,” which is normal since, born in a book, the “word-suitcase” designates other words while the “suitcase,” in this case, is only an image. If the word is born in a suitcase, things might be different. Sara MacKillop’s works create a desire to take the hypothesis at its word, finally, seriously (isn’t this authorized in Lewis land?), given the relationship between the container and the content, and then also those of the tool and the finished creation, the perennial and the disposable, are reversed in it with a multiplicity of ways that she invents with, like the significative suitcase, a material leitmotif… paper. Obviously, these are first of all her Book-Bag-Books that suggest the idea of a word-suitcase, in a circularity worth of the “A Mad Tea-Party” chapter (to go back to Alice).


Closed, the Book only seems to be a Bag, in the form of a monochrome, orange, yellow, pink or blue paper rectangle, completed by paper handles or strings, to nimbly take hold of to go shopping. But no, absolutely not! The bag is already full. Inside, when it is spread out, as we would open a book, we discover the pages themselves made of paper shopping bags, in different formats and origins, creating a surprise effect like pop-up books. Acquired when making purchases, found in the street or made by the artist (for example, the bags created from calendar pages), the bags are skillfully assembled, sometimes showing a few words that don’t necessarily need to be read, words that are just there, words that in any case, don’t draw our attention to the point of forgetting the book’s materiality… in a Custom Binding practice as the exhibition’s title suggests. And we are clearly situated at the heart of one of the major fields of exploration of the artist’s book, around its visual and tactile, potentially sculptural qualities. What basically is a book? A paper being, with more or less volume, thick, soft, with a cover, colored, recycled, expertly folded, assembled or bound, which creates a link with other things, among which, therefore, the paper shopping bags that proliferate. With this restriction that instead of “things,” we should possibly, following the term used by Vilém Flusser, call the latter “non-things,” a category that the philosopher also calls “stupid stuff,” in the sense that “we believe we are able to scorn them.” Whereas the book remains a “thing,” because it benefits from a certain esteem.  Sara MacKillop’s Book-Bag-Books could consequently be thought of as “things-non-things-things,” each one folded on the other, echoing Barbara Kruger’s strategy; most especially in her poster I Shop Therefore I Am (a sort of “statement-shopping statement,” so to speak).


A few printings on paper and fabric made from photographs of colored pencils that the artist notably buys in museum gift shops, responds in the exhibition’s hanging to a first series of works. An artistic reminiscence incarnated in a gadget, half-tool, half-accessory, or a new occurrence of Flusser’s “stupid stuff,” these pencils are used to create works that also bite their own tail. Because the pencil is supposed to allow one to draw and make art, but in the present case, the art is already drawn on the pencil. This is how, reworked and digitally repeated, the image of the pencil and its decorative motifs becomes the composition’s motif, in short, a ready-made motif. But if it were only that, it would be too easy, life would be too wonderful. Sara MacKillop recounts that when she worked on her pencil images, she heard a reading of Charlotte Perkins Gilman’s short story The Yellow Wallpaper on the radio. The story recounts the life of a woman locked into a bedroom by her husband. The only thing she wants is a pencil and paper, to write, but he does not allow her to have them. Thus, condemned to do nothing, she observes the motifs of old dilapidated wallpaper until she goes mad. The labyrinth that the repeated images of the pencils trace recalls the space without exits of this wallpaper, a custom binding in the sense this time of shackles, from which one must manage to free oneself.


Vanessa Morisset


1. Sara MacKillop's works very often have a link to paper, in its materiality and its different uses, for example, gift wrap and book jackets.
2. Vilém Flusser, "Choses de mon environnement," in Choses et non-choses. Esquisses phénoménologiques, published in German in 1993, translated into French in 1996, at éditions Jacqueline Chambon.