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La révolution des humbles
Je connais Charlie Jeffery depuis 2006, date de mon premier projet en tant que commissaire. Nous avons par la suite retravaillé ensemble alors que mes pistes de recherche se concentraient autour d’un classique de la littérature russe du XIXème siècle, l’aristocrate oisif que dépeint Yvan Gontcharov dans son roman Oblomov. À ce moment-là, je fantasmais sur les définitions possibles du mot inertie, pensant qu’il révèlerait davantage de significations obscures et fantaisistes si je le promenais dans le sillage de personnages de fiction pris dans le labyrinthe de la Négation, Bartleby le scribe en tête de cette confrérie de boiteux ou de sages. Tout en me constituant une bibliothèque essentiellement romanesque sur le sujet, je cherchais quels artistes pouvaient concentrer dans leurs productions ce que je vois aujourd’hui comme l’expression d’une passivité active, à l’image de l’ermite cherchant inlassablement la bonne distance avec la société. En 2008, je montais un projet en pensant à la figure de Robinson Crusoé, soit l’exact opposé d’Oblomov: je passais du mélancolique fantomatique à un être terrien et solaire, dont l’existence repose sur des exigences de rendement et d’efficacité.
C’est entre ces deux figures tutélaires, l’une si horizontale et l’autre diaboliquement verticale que je plaçais Charlie Jeffery et chacun de ses gestes, entre stérilité morne (do nothing, do nothing, do nothing… please don’t do anything, don’t do anything, don’t be anything/ something…) et puissance créatrice (I love the universe, I love the moon, I love gravity, I love waves, I love distance and discontinuity…).
Dès les premiers temps, Jeffery annonçait pour moi l’artiste masculin, de ma génération, à la pente naturelle non dominante, instable, parfois même hystérique. Ses écrits soulignent et révèlent son rôle de poète et le situent d’emblée comme un individu qui ne cache rien des questions ou des problèmes quotidiens qui l’assaillent. Les formes courtes qu’écrit Jeffery sont des aveux troublants (my body is an organ of fear ou encore I’m extremely nervous about existence) et quiconque préfère réfléchir sur soi pour ne pas s’assoupir dans la normalité sait combien il est bon d’être personnel, ouvert et bileux quand il s’agit de construire une adresse qui ne passe pas inaperçue, surtout si elle renvoie habilement à une réalité brute, non encore déformée par une trop grande échelle de diffusion.
Notre société a peur des états d’âmes dévoilés ou déployés. Il est en général de bon ton d’être ambitieux et d’agir plutôt que de montrer les signes de qui aura préféré laisser sa main retomber ballante pour privilégier l’observation. Ce qui est mal venu n’est pas de dire que l’on a une vie intérieure riche (et de créer grâce à cela), mais de défaire l’essence même de la création en rendant invisible le mouvement de la pensée, tel un bruit souterrain, une eau wagabonde qui ne porte pas de nom et peut jaillir à tout moment.
Lorsque Charlie Jeffery chante lui-même les textes qu’il écrit, c’est en véritable showman qu’il galvanise son auditoire grâce à une énergie qui est d’autant plus démonstrative qu’elle semble avoir sommeillé avant de trouver le bon moment pour s’échapper. L’hystérie de Charlie Jeffery comble un manque imaginaire qu’on ne saurait négliger. Son œuvre, terriblement secrète et intime, s’impose par des images sensuelles et graves à la fois. Ses installations renvoient au monde puissant du capital et certains aphorismes promenés sur des matériaux à l’aspect ruinés ou éreintés, subissant l’attraction terrestre, sont comme des grimaces tranquilles que nos corps élaborent à l’insu de notre esprit. L’excès émotionnel dont use Charlie Jeffery est une stratégie qui lui permet d’éviter de regarder partiellement les choses en revendiquant un corps pluriel, comme le centre de mille contradictions. Les espaces investis par l’artiste retracent la vie d’un consommateur prêt à tout différencier. Charlie Jeffery donne de l’attention à des enchaînements qui matérialisent l’itinéraire d’un corps sexué, réel, non chosifié, non idéalisé. La forme c’est le doute. Le doute c’est une possibilité de rencontre, le langage d’une présence physique inévitable à laquelle il faut se frotter (et pourquoi pas un éros collectif qui nous ferait comprendre combien la vie est sacrée) au delà du langage de l’action.
Cécilia Becanovic
EN
Revolution of the humble
I have known Charlie Jeffery since 2006, the year of my first project as a curator. Later on, we worked together again when my research focused on a classic figure of 19th-century Russian literature: The idle aristocrat Ivan Goncharov describes in his novel Oblomov. At the time, I fantasized about the possible definitions of the word “inertia”, believing it would reveal more obscure and fanciful meanings if I dragged it in the wake of fictional characters trapped in a maze of negation—Bartleby at the head of this brotherhood of the lame, or the wise. While putting together an essentially fiction-based collection of books on the topic, I was looking for artists who could concentrate their production on what I see today as an expression of active passivity, like a hermit relentlessly gauging the right distance from society. In 2008, when I was working on a project around the figure of Robinson Crusoe, who is Oblomov’s exact opposite; I went from the ghostly melancholic type to an earthly and solar being, whose existence was based on requirements of productivity and efficiency.
It is between these two tutelary figures—a very horizontal one and another so diabolically vertical—that I placed Charlie Jeffery and every one of his moves; between stark sterility ‘do nothing, do nothing, do nothing… please don’t do anything, don’t do anything, don’t be anything/ something…’ and creative power ‘I love the universe, I love the moon, I love gravity, I love waves, I love distance and discontinuity…’
Since the very beginning, Jeffery was for me a representation of the male artist, from my generation, with a non-dominant natural inclination, unstable, and sometimes even hysterical. His writings underline and reveal his role as a poet and clearly identify him as an individual who does not hide any of the daily questions and problems that torment him. Jeffery’s short forms are troubling confessions, for example, ‘my body is an organ of fear’ and ‘I’m extremely nervous about existence’. Anyone who would rather reflect upon himself than doze off into normality knows how good it is to be personal, to be open and bilious when it comes to creating something that will not go unnoticed, especially if it skillfully refers to a crude reality; one not yet distorted by large-scale distribution.
Our society is afraid of exposed and exerted feelings. It is generally considered more acceptable to be ambitious and to act rather than to show the signs of being someone who prefers to let his hands dangle in favor of observation. What is inappropriate is not saying that one has a rich inner life (and that you use it to create) but defeating the very essence of creation by making the thought process invisible, like an underground noise or vagabond water that bears no name and that can spring up at any time.
When Charlie Jeffery sings the texts he has written himself, he does it like a true showman, galvanizing his audience with an energy that is all the more effusive that it seems to have slumbered before finding the right time to escape. Charlie Jeffery’s hysteria fills an imaginary void that cannot be ignored. His incredibly secret and intimate oeuvre imposes itself through images at once sensual and profound. His installations are a reference to the powerful world of capital and the aphorisms applied onto shattered and worn out materials, victims of the gravitational force, which are like tranquil grimaces that our bodies make up, unbeknownst to our minds. The emotional excess that Charlie Jeffery uses is a strategy that allows him to avoid looking at things in a partial way, claiming a plural body as the center of a thousand contradictions. The spaces invested by the artist depict the life of a consumer who is ready to differentiate everything. Charlie Jeffery pays attention to sequences that materialize the path of a body that is gendered, genuine, not objectified nor idealized. Form is doubt. Doubt is the possibility of an encounter, the language of an unavoidable physical presence that needs to rub beyond the language of action; a collective Eros that could make us understand how sacred life is.
Cécilia Becanovic