March 5 - April 23, 2022

Tim's ruler

-


« L’acte de regarder n’a pas d’âge – vos yeux restent les mêmes toute votre vie. »
Jacques Derrida

Richard Dailey : Tu es un artiste qui, à l’image de Donald Judd, écrit de la critique d’art de manière élo-quente, peut-être en partie grâce à ta longue expérience en tant qu’enseignant. Tu es également parfaitement au fait du zeitgeist du monde de l’art, que tu embrasses avec ton propre point de vue, et profondément ancré dans ton époque. Pourrais-tu me parler de ta relation au langage, et du lien qui s’opère entre écrire de la cri-tique d’art et faire de l’art ?

Tim Maul : J’ai, il y a quelques années, parcouru l’intégralité des écrits de Judd, une personnalité compli-quée qui pensait que le monde devait subvenir à ses besoins (j’adore son art). Les méchants incluaient le comte Giuseppe Panza (à raison) et les peintres « de mauvais goût » Salle et Schnabel, naturellement. Lors de ma dernière année à la New York School of Visual Arts (1972-73), un ami entourait des mots dans Art-forum et les réemployait pour des critiques. Il travaille finalement dans la mode. Tous·tes les artistes que j’admirais écrivaient, et j’ai commencé à écrire des critiques peu élégantes pour Flash Art, une publication à l’époque influente. J’en ai écrit une sur John Wesley, un peintre que Judd admirait et collectionnait, qui était également l’un de mes professeurs à la SVA. Wesley vivait à côté de chez moi dans le West Village et m’a dit qu’il avait aimé la critique et qu’il avait pris du peyotl avec Judd. J’espérais que l’écriture pourrait m’aider à accéder au monde de l’art au-delà du simple bureau de la galerie, et ça a été le cas. Je ne suis pas certain de l’influence directe qu’a mon écriture critique sur ma propre pratique artistique, bien que faire de la recherche à propos de la ténacité et la persévérance d’une personne puisse servir d’exemple positif. Le lan-gage employé pour parler d’art complexe est tout à la fois passionnant et absurde, les philosophes de comp-toir de chez Max’s  se disputaient de très courts temps d’attention de Leo . J’ai une fois vu Laurie Anderson porter un sweatshirt sur lequel était écrit « TALK NORMAL » (« parle normal »), alors j’ai essayé. On ne peut pas contrôler la réception que le public fait d’une œuvre d’art, à moins de se tenir à côté et de dire aux gens quoi penser (ce qui pourrait faire une bonne œuvre d’art en soi). Le langage de l’art est-il encore parlé dans les foires d’art contemporain ? J’angoisse à l’idée d’avoir une pratique de col-blanc, je veux dériver et rêver au travers de ce que je fais. Mon dentiste exerce parfaitement sa pratique, mais je préférerais qu’il ne dérive ou ne rêve pas.

RD : Bien que tu aies toujours été quelque peu timide au sein de la scène artistique new-yorkaise, tout le monde te connaît, ou tout du moins sait qui tu es depuis maintenant plusieurs décennies ; et plus encore que ton exigence face au « désordre », peut-être est-ce ton intégrité qui te distingue. Ainsi, aujourd’hui, tes pho-tographies hautement sophistiquées nous confondent autant qu’elles nous attirent, nous poussant à la ré-flexion. Dans quelle mesure, si tant est qu’il y en ait une, penses-tu que tes photos invitent à la conceptualisation ?

TM : Dans les années 1980, mes photographies étaient du slow art au sein d’un moment historique fiévreux. Il y avait beaucoup d’évènements et de fêtes, et j’ai profité de l’effervescence qui s’est opérée autour des artistes de mon âge ou plus jeunes – tout le monde se démenait pour quelque chose, un groupe, un espace, un petit magazine, son propre art… Les vernissages de galeries ressemblaient à des clubs et les clubs commen-çaient à ressembler à des galeries. J’ai rencontré Leslie Tonkonow à ce moment, elle a compris mes photo-graphies. Je n’avais pas un besoin social surdéveloppé et la tyrannie de la « scène » artistique était une exten-sion évidente du lycée, mais l’inclusion au sein d’une clique productive et intéressante n’était pas source de souffrance. Cependant, je ne me suis jamais considéré comme un bohémien, un romantique ou comme le membre d’aucune famille, excepté la mienne, ce qui était déjà un défi suffisant. J’ai pourtant réussi à faire connaître mon art localement, dans le nord de l’Italie, à Anvers, et plus tard en Irlande. Je n’avais pas de marque. La conceptualisation ? C’est une réussite en soi que de parvenir à faire regarder deux fois la même œuvre d’art à quelqu’un. La photographie m’a attiré en ce qu’elle était mobile et démocratique, c’est un mé-dium dont tout le monde a déjà une certaine expérience. Un appareil photo transforme un fait en fiction et l’impression ou la reproduction conservent cette impression d’une confiance qui serait encore à gagner. On n’entre pas en relation avec les photographies de la même manière qu’avec les peintures, je « regarde » les peintures mais je « lis » les photographies. J’ai remarqué que dans un musée, je vérifie immédiatement la date de naissance d’un·e peintre, mais je peux rarement en dire de même pour un·e photographe dans un contexte équivalent.

RD : Les photos sont-elles intrinsèquement narratives, ou la narration photographique requiert-elle, afin de pouvoir émaner, une présentation particulière comme des diptyques ou juxtapositions ?

TM : Rauschenberg disait que la narration était « le sexe de la peinture ». Les séquences ou regroupements d’images montrent peut-être mieux le passage et la fragmentation du temps. Lorsque je travaille avec un ensemble d’images, j’essaie d’arranger des unions entre elles avec, comme réelle source de fascination, l’écart ou l’espace entre, que ce soit sur le mur ou la page. Une seule image condense la narration relative au contenu (je travaille toujours sur le sujet). Ce n’est que récemment que l’art « narratif » a été reconnu comme tremplin pour la Pictures Generation. Vers le milieu des années 1970, j’ai assisté Bill Beckley, qui insérait des textes de fiction directement dans ses assemblages de larges photographies en couleur, ce qui fut imité par les dieux vivants de la Pictures Generation comme Barbara Kruger et Richard Prince. En 2020, j’ai perdu mon frère Michael, qui dessinait une saga quotidienne de cartoons, incluant des annotations précises de temps et de dates sur chaque case. Il a été l’une des premières personnes à être désignée comme autiste, et mon art n’est pas si différent du sien.

RD : « La règle de Tim », que tu as récemment ajoutée pour donner à Florence Loewy une idée de l’échelle de tes photos, me fascine en tant que geste contemporain enjoué qui sonne parfaitement bien, pouvant être interprété comme un clin d’œil aux 3 stoppages-étalon de Duchamp ; même si elle résiste toutefois quelque peu au caractère farceur de Duchamp. « C’est une blague concernant le mètre-étalon », notait avec désinvolture Duchamp à propos de sa pièce. À quoi pensais-tu en incluant ta règle en tant que méta-texte/image ?

TM : L’inclusion de ma règle était simplement destinée à donner à Florence une idée de l’échelle. Cela semble t’amuser et je me rappelle Robert Smithson rester de marbre face au jeu d’échecs de Duchamp qu’il considérait comme entretenant des « connotations aristocratiques » en même temps qu’un éloge sarcastique de la plomberie américaine. Les « stoppages » de Duchamp étaient des bords droits altérés, presque iden-tiques à celui qui se trouve au pied de la Mélancolie de Dürer ; ce qui nous mène à Jasper Johns ! Je ne sais pas si les nombreuses règles de Johns sont à l’échelle mais elles apparaissent régulièrement à travers son œuvre, souvent au bord de la toile. Que mesure-t-il là ? Tente-t-il d’instiller un échelon d’ordre appartenant au monde réel dans ses allégories désespérées de transmission et de perte ?

RD : Dans un article de 1982 paru dans Artforum à propos de la série Who’s afraid of red, yellow and blue? de Barnett Newman, Michel Foucault écrit : « Car une œuvre d’art n’est faite de rien d’autre que de jugements esthétiques interprétant l’histoire à laquelle ils appartiennent ». C’est un statement appartenant tout à fait à son époque, qui est aussi en partie la tienne. Es-tu d’accord ou pas avec cette affirmation, ou te laisse-t-elle indifférent ?

TM : L’héroïsme de Newman s’exerce au-delà de mes capacités. Je suis en général d’accord avec les propos de Foucault, c’est très 1982, lorsque l’art, pour paraphraser Joe Maschek, « oublia l’histoire ». Mais est-ce que cela s’applique à Banksy, KAWS et aux NFTs ? J’imagine qu’il le faut.

Tim Maul (par email)
Richard Dailey est un auteur, artiste et réalisateur qui partage son temps entre Paris et le Lot.



EN


“The act of looking has no age - your eyes stay the same all your life.”
Jacques Derrida

Richard Dailey : You are an artist, another is Donald Judd, who writes compelling art criticism, perhaps in some part due to your long experience as a teacher. You are also perfectly au fait, with your own slant on the art-world zeitgeist, and deeply anchored in your time. Can you comment on your relationship to language, and the connection between producing art criticism and making art?

Tim Maul : I plowed through Judd’s entire writings a few years ago, an impossible person who thought the world owed him a living (I love his art). Villains included Count Giuseppe Panza (for good reason) and ‘bad fashionable’ painters Salle and Schnabel, naturally. In my final year at SVA (1972-3) a friend would circle words in Artforum and use them in critiques. He ended up in fashion. Every artist I admired wrote and I began writing inelegant reviews for Flash Art, an influential publication at that time. I wrote one on John Wesley a painter Judd actually admired and collected also an instructor of mine at SVA. Wesley lived near me in the West Village and told me he liked the review and that he had taken peyote with Judd. I hoped that writing would help me gain access to the art world beyond the gallery front desk, and it did/does. I am unsure what direct influence my criticism has on my own art, although researching an individual’s tenacity and perseverance serves as a positive example of something. The language around difficult art has been in both parts thrilling and preposterous, bar-stool philosophers at Max’s competed for Leo’s attention during very thin times. I once saw Laurie Anderson in a sweatshirt that read ‘TALK NORMAL’ so I try. You cannot control an artwork’s reception with a public unless you stand next to it and tell people what to think (which may make a good artwork in itself). Is art speak still spoken at art fairs? I cringe at the idea of having a white-collar ‘practice’, I want to drift and dream in what I do. My dentist maintains an excellent practice but I would prefer that he didn’t drift or dream.

RD : Even as you have always been somewhat shy of the NY art scene, everyone knows you, or at least knows who you have been for a few decades now; and more than your fastidiousness about “messiness,” perhaps your integrity distinguishes you. So today your highly alembicated photos may puzzle as much as they attract, causing us to think. To what extent, if any, do you think your photos invite conceptualising?

TM : During the 80’s my photographs were slow art in a feverish historical moment. There were a lot of events and parties and I benefited from the competitive buzz around artists my age and younger-everyone was hustling something, a band, a space, a little magazine, or their own art. Gallery openings resembled nightclubs and nightclubs started looking like gallery’s. I met Leslie Tonkonow during this time, she ‘got’ my photographs. I had a low-intensity social drive and the tyranny of the art ‘scene’ was an obvious extension of high school, but inclusion within a productive interesting clique didn’t hurt. However I never considered myself a bohemian, romantic, or member of anyone’s family except my own which was enough of a challenge. But I managed to get my art out there locally, in northern Italy, Antwerp, and later in Ireland. I didn’t have a brand. Conceptualizing? Its an achievement to get someone to look twice at an artwork. Photography attracted me because it was portable and democratic with everyone having some sort of experience with the medium. A camera transforms a fact into a fiction and the print or copy retains its unearned trust. We engage with photographs differently than paintings, I ‘look’ at paintings but I ‘read’ photographs. I’ve noticed that in a museum I immediately check when a painter was born but with a photograph in the same context I rarely do.

RD : Are photos inherently narrative, or does photographic narrative require some special presentation to bring it out, such as dyptics or juxtapositions?

TM : Rauschenberg said narrative was ‘the sex of painting’. Sequence and groupings of images may better demonstrate the passage and fragmentation of time. When working with a set of images I attempt to arrange marriages between pictures with the real source of fascination being the slot between prints on either the wall or page. A single image compresses narrative relative to content (I’m still working on this). ’Story’ art is only recently being recognized as the springboard to the ‘Pictures Generation’. I assisted Bill Beckley in the mid-70’s who put fictional texts directly into his assemblages of large color photographs emulated by ‘PG” deities Barbara Kruger and Richard Prince. We lost my brother Michael in 2020 who drew a daily cartoon saga which included precise notations of times and dates within every panel. He was one of the first individuals to be designated autistic and my own art is not that different than his.

RD : « Tim’s ruler », which you added recently to give Florence Loewy a sense of your photos’ scale, fascinates me as the kind of breezy contemporary gesture that feels exactly perfect, and might be construed as a nod to Marcel Duchamp’s “3 Standard Stoppages;” at the same time it somewhat resists Duchamp’s jokiness. “It’s a joke about the meter,” Duchamp glibly noted about his piece.  What were you thinking when you included your ruler qua meta-text/image?

TM : The inclusion of my ruler was simply to give Florence an idea of scale. It seems to amuse you and I remember Robert Smithson being ‘unamused’ at Duchamp’s chess playing which he felt harbored ‘aristocratic connotations’ along with his sarcastic praise of American plumbing. Duchamp’s ‘stoppages’ were altered straight-edges almost identical to the one at the base of Durer.’s ‘Melancholia’, which leads to Jasper Johns. I am not sure if John’s many rulers are to scale but they appear throughout his work, frequently at the canvas edge. What is he measuring here? Or is he attempting to instill a degree of real-world order upon his desperate allegories of transference and loss?

RD : In a 1982 article in Artforum on Barnett Newman’s “Who’s afraid of red, yellow and blue?”, Michel Foucault says: “For a work of art is made of nothing but the esthetic judgments interpreting the history to which they belong.” It is a statement very much of its time, which is also partly your time. Do you agree, disagree or does the statement leave you indifferent?

TM : Newman’s heroism is beyond my capabilities. I agree in general with Foucault’s quote, its very ‘1982’ when art, to paraphrase Joe Maschek ‘forgot history’. But does it apply to Banksy, KAWS and NTF’s? I suppose it must.

Tim Maul (via email)
Richard Dailey is a writer, artist and filmmaker who divides his time between Paris and le Lot.