May 7 - July 9, 2022

Sharp-eyed

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FR


Eyes wide open
Alexandra Goullier-Lhomme

Voir, dans l’étendu de son champ lexical − oeil, vue, visible, vision, visionnaire, nous permet tout à la fois de dessiner une image du monde qui nous entoure, de le connaître et de se reconnaître, de se mouvoir facilement, d’anticiper et prédire, de révéler, de raisonner, de contrôler, de s’émouvoir ou même de croire. Dans un dédale d’expressions populaires : « il faut le voir pour le croire », mais « les apparences sont trompeuses » ; Caroline Reveillaud, artiste chercheuse, tente de scruter les mécanismes du voir et de nos perceptions pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Florence Loewy.

Intitulée Sharp-eyed, cette exposition est avant tout une mise en perspective, une prise de recul de l’artiste vis-à-vis de sa propre perception − une introspection. Voir, c’est d’abord recontextualiser qui l’on est et d’où l’on vient. Que l’on soit en situation de handicap ou non, minoritaire ou non, et suivant ses origines (sociales, éducatives, etc.), tout peut absolument changer dans nos manières d’appréhender le monde. Voir, c’est donc avant tout se situer. Ici, Caroline Reveillaud rembobine le fil de la construction de sa vision et de son œil d’artiste. Elle s’arrête particulièrement sur les images de reproductions d'œuvres d’art qu’elle a croisées tout au long de son parcours, au sein de magazines de vulgarisation, de revues spécialisées et de livres dédiés. Très normatives et calibrées, ces photographies d'œuvres d’art qui martèlent nos imaginaires collectifs, s’inscrivent dans la lignée de la tentative de neutralité ratée du white cube. Dans un processus de mise en abîme et une volonté d’émancipation, Caroline Reveillaud décide de photographier ces ersatz imprimés en CMJN. Plus précisément, elle s’attache à photographier scrupuleusement les reproductions d’œuvres picturales bidimensionnelles iconiques en se mettant obsessionnellement à l’affût de leurs moindres défauts. L’utilisation du flash et du zoom à outrance, l’apparition de la trame (quadrichromie), la brillance du papier glacé, les flous de perspective et d’optique, les défauts d’impression, tout ce qui peut révéler l’artificialité de ces images d’images en devient le sujet principal. Le glitch, le bug, l’erreur, l’amas se mettent au centre de ces nouvelles répliques. Baigné dans une juxtaposition de points de couleur à la manière d’un kaléidoscope, notre regard se perd, nos yeux se dilatent, notre équilibre vacille, nos champs de vision basculent. La limite biologique de notre propre perception (pouvoir séparateur de l'œil) est mise à l’épreuve. Un strabisme apparaît.

Cette nouvelle collection de reproductions interchangeables, aux sujets tronqués et à la temporalité incertaine, nous proposent de laisser de côté le sens de l’analyse et de la raison pour plonger pleinement dans la matérialité des images. Texture, trame, touche, point, grain, craquelure, le sens du tactile prend définitivement le dessus sur celui de la vue : on a envie de toucher ! De saisir. D’ailleurs, seul un doigt, le bout d’une main, sur le bord d’un cadrage d’une des images d’images, reste perceptible − comme un clin d'œil du bout des doigts.
Puis, dans cette volonté d’aller encore plus loin dans la déconstruction de ces ex-icônes, Caroline Reveillaud va les mettre en mouvement, leur donner forme et vie comme pour les laisser définitivement s’échapper.


D’un côté, la surface de ces images est distendue dans l’espace à une échelle architecturale. Dressées et gonflées, ces photographies aux pores dilatés prennent un statut d’objet et la forme de stèles. Par leur relief aux ondulations régulières, elles rappellent les matériaux de construction des habitations temporaires ou autres abris. Leur surface ponctuée de creux et de bosses dévie l’impact de la lumière et trouble un peu plus leur lisibilité qui change suivant le mouvement de nos corps dans l’espace. Au verso, leur charpente laisse place à des étagères qui renvoient au vocabulaire de la bibliothèque : ces fameux objets où se rangent et s’empilent les savoirs. Ici, ce sont différents outils de construction (règle, compas, fil à plomb, etc.) qui s’y logent en rappelant à la fois la propre fabrication de ces images-objets, mais surtout les instruments qui ont servi à la connaissance du monde − pour ne pas dire la conquête du monde. Le recto-verso de ces panneaux-écrans fonctionne comme un va-et-vient incessant entre la construction, la déconstruction et la reconstruction.


De l’autre, Caroline Reveillaud fait appel à une autre limite visuelle : la persistance rétinienne qui a rendu possible l’apparition du cinéma en 24 images par seconde. Les images fixes sont donc mises en mouvement dans une vidéo accompagnée d’une bande sonore et de sous-titres. L’ensemble crée une balade sensitive, poétique et philosophique sur nos manières de voir et percevoir le réel, de construire une Histoire de la vision, et forme un parallèle entre l’Histoire des arts et celle des sciences. Écrit à la première personne, ce récit est un voyage visuel qui s’attache à déstabiliser nos appuis et nos acquis. Déboussolé·es, en état de vertige, c’est finalement une vision atomique du monde que Caroline Reveillaud nous propose : précisément là où voir et être se confondent en amas de point colorées fonctionnels ou dysfonctionnels. Une vision chaotique.

Aveuglé·es ? Sans vision présupposée : aveugle ! Après avoir épuisé le sens de la vue et celui du toucher, Sharp-eyed s’attèle à celui de l’ouïe. Des rythmes, puis une voix nous guident dans cette déambulation à l’intérieur des images. Une voix se faisant l’écho des réflexions de l’artiste illustrées par des histoires et expériences scientifiques sur la compréhension des mécanismes de la vision. Une voix monocorde sur un rythme répété nous amène progressivement à une forme de transe proche de l’autosuggestion hypnothérapeuthique. On se laisse guider, on se laisse porter, dans cette linéarité qui n’est pas sans évoquer l’écriture de toute H/histoire. Mais ici, encore une fois, si l’on est suffisamment attentif·ve on s’accrochera sur les arythmies, les contretemps, les butés, les accrocs dans la trame, les bugs, le glitch.

Open your eyes − wide open : Look up !

Alexandra Goullier-Lhomme





EN


Eyes wide open
Alexandra Goullier-Lhomme

Seeing, in the extension of its lexical field – eye, sight, visible, vision, visionary, permits us both to create an image of the world that surrounds us, to know it and recognize ourselves, to move easily, to anticipate and predict, to reveal, reason, control, be moved and even believe. In a maze of popular expressions: “seeing is believing,” but “appearances are deceptive”; Caroline Reveillaud, an artist and researcher, attempts to examine the mechanisms of seeing and our perceptions for her third solo exhibition at the Florence Loewy gallery.

Titled Sharp-eyed, in this exhibition the artist above all puts her own perception – an introspection – into perspective, with hindsight. Seeing is first contextualizing who we are and where we come from. Whether we are disabled or not, a minority or not, and according to our origins (social, educational, etc.), everything can absolutely change in the ways in which we apprehend the world. Seeing is therefore above all situating ourselves.

Here, Caroline Reveillaud rewinds the thread of the construction of her vision and her artist’s eye. She particularly lingers on the images of artwork reproductions that she has come across throughout her artistic career, in magazines for the general public, specialized revues and dedicated books. Very normative and calibrated, these photographs of artworks that pound our collective imaginations are in the line of the botched attempt at neutrality of the White Cube. In a mise-en-abyme process and a determination for emancipation, Caroline Reveillaud decided to photograph these ersatz prints in CMYK (cyan, magenta, yellow and key/black). More specifically, it is important to her to scrupulously photograph the reproductions of iconic, two-dimensional, pictorial works, obsessively on the lookout for their slightest defects. The excessive use of the flash and the zoom, the appearance of the (four-color) screen, the shininess of the glazed paper, the perspective and optical blurs, the printing defects, everything that can reveal the artificiality of these images of images becomes their principal subject. The glitch, the bug, the mistake are placed in the center of these new replicas. Bathed in a juxtaposition of dots of color like a kaleidoscope, our expression is lost, our pupils dilate, our balance becomes unsteady, our fields of vision shift. The biological limit of our own perception (the eye’s separating power) is put to the test. We become cross-eyed.
This new collection of interchangeable reproductions, with truncated subjects whose temporality is uncertain, proposes that we leave aside our sense of analysis and reason to fully plunge into the materiality of the images. Texture, screen, touch, dot, grain, crackling, the sense of touch definitively prevails over that of sight: we want to touch! To grasp. Moreover, only a finger, the end of a hand, on the edge of the framing of one of these images of images, remains perceptible – like a wink of the fingertips.

Then, with that determination to go ever further in the deconstruction of these ex-icons, Caroline Reveillaud will put them in motion, give them form and life as though to definitively let them escape.

On one hand, the surface of these images is distended into space on an architectural scale. Raised and blow up, these photographs with dilated pores take on the status of an object and the form of steles. Through their relief with regular undulations, they bring to mind the construction materials of temporary living quarters or other shelters. Their surface punctuated with hollows and bumps deflects the impact of light and blurs a little more their readability that changes following the movement of our bodies in space. On the back side, their framework leaves room for shelves that refer to the vocabulary of the bookcase: those famous objects on which knowledge is arranged and piled up. Here, they are different building tools (ruler, compass, plumbline, etc.) that are housed on them recalling both the fabrication of these image-objects, but especially the instruments that served the knowledge of the world – not to mention its conquest. The front-back of these panel-screens functions as an incessant coming-and-going between construction, deconstruction and reconstruction.

On the other, Caroline Reveillaud calls on another visual limit: retinal persistence that made the appearance of cinema in 24 images per second possible. The still images are therefore put into motion in a video accompanied by a soundtrack and subtitles. The whole creates a sensitive, poetic and philosophical stroll on the different ways in which we see and perceive the real, and we build a history of vision, and forms a parallel with the history of art and that of science. Written in the first person, this narrative is a visual journey devoted to destabilizing our supports and acquired knowledge. Disoriented, in a state of vertigo, in the end it is an atomic vision of the world that Caroline Reveillaud offers us: precisely where seeing and being blend into a heap of functional or dysfunctional colored dots. A chaotic vision.

Blind? Without presupposed vision: blind! After having exhausted the sense of sight and that of touch, Sharp-eyed turns to that of hearing. Rhythms, then a voice guides us in this meander inside the images. A voice echoing the artist’s reflections illustrated by stories and scientific experiments on the comprehension of the mechanisms of sight. A monotonous voice on a repeated rhythm gradually leads us to a form of trance close to  the autosuggestion used in hypnotherapy. We let ourselves be guided, we let ourselves be carried, in this linearity that evokes the writing of any history/story. But here, once again, if we are attentive enough, we will hang on to the arrhythmias, the mishaps, the tears in the frame, the bugs, the glitch.

Open your eyes − wide open: Look up!

Alexandra Goullier-Lhomme