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Francesc Ruiz
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Au nombre des objets qui jalonnent l’histoire des boîtes d’artistes, au moins depuis les années 1920 (1), la boîte aux lettres est un chapitre à plusieurs entrées, selon qu’on la pense en termes de contenant (sculpture, installation) et/ou de contenu (courrier postal). Francesc Ruiz s’intéresse à ces deux aspects, chez Florence Loewy.
La boîte aux lettres (l’objet) répond en France à des critères précis, arrêtés le 29 juin 1979 par le ministre de l’environnement et du cadre de vie et le secrétaire d’État aux postes et télécommunications dans le Journal officiel : « Les immeubles doivent être équipés d’un nombre de boîtes aux lettres au moins égal au nombre de logements et l’équipement doit être conforme aux normes françaises NF D 27-404 (pour installation intérieure) ou NF D 27-405 (pour installation extérieure) en vigueur à la date de la demande de permis de construire » (2). Les deux normes en question, édictées par l’AFNOR (l’Association française de normalisation), prescrivent ainsi l’ensemble des caractéristiques de l’équipement, de ses dimensions jusqu’à la rigidité des matériaux utilisés – autant que je puisse en juger, puisque l’accès aux normes est payant et constitue un marché en soi. Cette standardisation proprement française intéresse Ruiz, dont le travail d’installation prête toujours une grande attention au contexte.
Les kiosques à journaux, les librairies de bande dessinée créé·es par l’artiste s’adaptent à leur environnement : la disposition du lieu, le contenu des publications n’est pas le même à Venise (Edicola Mundo, 2015) ou au Caire (Cairo Newsstand, 2010) ; l’installation d’une boutique de mangas yaoi à Londres répond à la localisation du lieu dans le quartier gay de Vauxhall (Gasworks Yaoi, 2010). À Paris, les cinq boîtes aux lettres installées dans la galerie rappellent celles visibles dans des immeubles aux abords de l’espace d’exposition – mais leur habillage publicitaire introduit une forme de décalage. Poursuivant ses recherches autour de ce qu’il nomme (avec Benedict Anderson) le capitalisme d’imprimerie (3), Ruiz reprend des technologies d’impression numérique sur PVC employées par des entreprises multinationales (l’opérateur téléphonique Lycamobile, le fabricant de pneumatiques Michelin) pour assoir leur visibilité dans l’espace public. Ces procédés à bas coûts présentent l’avantage de pouvoir couvrir de larges surfaces, sur un mode agressif dont participe aussi à plein la vivacité des couleurs : il y a peu, au CA2M, Ruiz matérialisait ainsi en grandeur nature trois « rues » superposées, chacune définie par son propre environnement chromatique (Three Streets, Three Colours, 2020). Dérivant de cette idée, les boîtes aux lettres recouvertes d’imagerie promotionnelle sont un signe isolé de ce milieu urbain, livré à un nouveau style vernaculaire globalisé : de Barcelone, où l’artiste réside, à Paris, la publicité est partout la même, adressée indifféremment à chacun·e. Loin de toute pratique de « ciblage » publicitaire, dont l’importance est croissante, grâce entre autres à la navigation sur internet, ces images sont l’expression d’un autre régime de diffusion ; elles ne font que générer du bruit dans toutes les directions possibles, de la cacophonie. De cette production à outrance qui intègre sa propre destruction, son propre devenir-déchet, son caractère excédentaire, à la propagande électorale débordant des boîtes aux lettres, il n’y a qu’un pas – choses qu’on reçoit sans les avoir demandées, et qu’on jette souvent sans les lire.
La pollution visuelle et informationnelle est toujours liée à la matérialité de ses supports et à leurs conditions de circulation chez Ruiz. Il faut entendre ce que la « pollution de l’œil » (pour citer Roman Cieslewicz) doit au désastre écologique bien réel. Les camions (en modèles réduits) présents dans les angles de la galerie comme les boîtes aux lettres en sont deux évocations, directes ou indirectes. Ruiz s’ingénie cependant à mettre en relief ce que ces objets comprennent d’affects, à la différence de ce qu’ils contiennent : je pense aux prénoms des chauffeur·euses dont sont affublés quelquefois les uns, aux peluches qui peuvent en orner la cabine, mais aussi aux noms inscrits et parfois accolés sur les autres, qui nous renseignent par la bande sur des « histoires de chambres », des vies vécues, là, à la marge de circuits logistiques.
Valentin Gleyze
1. Boîtes, ARC2/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris, 16 décembre 1976-30 janvier 1977 ; Maison de la Culture de Rennes, 3 février-2 mars 1977 (commissaires : Françoise Chatel et Suzanne Pagé).
2. Journal officiel de la République française, n° 160, 12 juillet 1979, p. 1719.
3. Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Éditions La Découverte, coll. « La Découverte-poche », 2002.
EN
Amongst the numerous boxes created by artists throughout history, letterboxes have, since at least the 1920s (1), become a category in their own right. Some artists have taken up the object itself through installation and sculpture, while others have focused on its contents; at Florence Loewy, Francesc Ruiz works through both of these aspects.
In France, the form of the letterbox is defined by strict criteria that are codified by a decree issued by the Ministry of the Environment and the State Secretary for Post and Telecommunications, which was published in the government’s official register on 29th June 1979: “Residential buildings must be equipped with a number of letterboxes at least equal to the number of individual residences in the building. These must correspond to the standards NF D 27-404 (interior letterboxes) or NF D 27-405 (exterior letterboxes) as they apply at the moment at which planning permission for the construction is granted.” (2) The standards referenced in this decree are defined by France’s standardization board, AFNOR (Association française de normalisation), and set out specifications for every aspect of the letterbox, from its dimensions to the rigidity of the materials used in its construction – as far as I can tell, in any case, since access to these norms requires the payment of a fee and is indeed a market in its own right.
This characteristically French standardization is of particular interest for Ruiz, whose installations are shaped by a keen attention to context. The newspaper stands and comic book stores that he has created are always adapted to their environment, their layout and the content of the publications varying according to whether they are installed in Venice (Edicola Mundo, 2015) or Cairo (Cairo Newsstand, 2010). An installation in Vauxhall, one of London’s gay neighbourhoods, featured yaoi manga (Gasworks Yaoi, 2010). In Paris, the five letterboxes installed in the gallery recall those that can be seen in neighbouring buildings, though their skin of promotional material sets them apart entirely. Continuing his research into what Benedict Anderson has called “print capitalism” (3), Ruiz appropriates here the digital printing technologies and PVC materials that are the favoured means of multinational companies (the Lycamobile mobile phone network, Michelin tyres) for ensuring their visibility in public spaces. These inexpensive techniques allow advertisers to cover large surfaces in an aggressive visual strategy that is further extended through their use of bright colours: recently, in an exhibition at CA2M, Ruiz created an installation featuring a life-size model of three superimposed streets, each defined by its own chromatic environment (Three Streets, Three Colours, 2020). In an extension of this idea, the letterboxes covered in promotional material here become an isolated sign of the urban milieu, decked out in a new, global vernacular style: from Ruiz’s hometown of Barcelona to Paris, advertising is the same the world over. With their scale and presence ever increasing online and off, promotional images are the expression of another regime of diffusion: they constitute so much visual noise, a cacophony that echoes out in all directions. Precious little separates this unbridled production, which seems to recognize its immediate redundancy, its imminent disposal, and its inevitable destruction from the political leaflets that stuff letterboxes with every election cycle: things we receive unsolicited and throw away unread.
Visual and informational pollution are always apprehended by Ruiz by way of the materiality of their mediums and their conditions of circulation. In this way, he links what Roman Cieslewicz the “pollution of the eye” to our ongoing and all-too-real ecological disaster: both the letterboxes and the scaled-down models of trucks placed in the gallery’s corners evoke this reality more or less directly. Ruiz is at pains, however, to foreground the affective dimension of these objects, the difference that they can contain. From the names of drivers or the soft toys which sometimes adorn the trucks’ cabins to the names written, engraved or simply taped on the letterboxes, he looks to details which can offer a roundabout way of accessing the personal micronarratives of the lives lived on the fringes of the circuits of global logistics.
Valentin Gleyze
1. Boîtes, ARC2/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris, 16th December 1976-30th January 1977; Maison de la Culture de Rennes, 3rd February-2nd March 1977 (curators: Françoise Chatel and Suzanne Pagé).
2. Journal officiel de la République française, n° 160, 12th July 1979, p. 1719.
3. Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1983.