September 5 - October 31, 2020

Hors champs, Adrien van Melle

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La première exposition personnelle d’Adrien van Melle à la galerie Florence Loewy est composée d’un corpus d’installations et d’oeuvres bidimensionnelles qui explorent les modalités selon lesquelles des éléments textuels d’ordre micro-narratif peuvent constituer la part essentielle d’œuvres plastiques qui se rapprochent, sur un plan formel, de l’art minimal et conceptuel.



Par certains aspects, sa pratique peut se rattacher à une forme de « Narrative art » issu du photoconceptualisme, qui, dans les années 1970, combinait photographie et texte en des « récits photoconceptuels » comportant une part d’autobiographie ou de fiction1. Mais  elle procède à un jeu avec ces codes, qui inscrit son travail dans un champ plus vaste et plus immédiatement contemporain.


Ses œuvres, qui s’articulent autour de micro-narrations, ne recourent d’ailleurs pas toujours au medium photographique, bien qu’elles se composent, de manière systématique, de matériaux et de mediums dits « pauvres ». Photographies volontairement dépourvues de qualités plastiques, ou objets à la forme dépouillée intentionnellement exempts de valeur marchande collectés à bas prix sur des sites de ventes d’occasion, en forment la matière première.


Les œuvres d’Adrien van Melle opèrent le plus souvent un jeu avec le format et le processus de monstration des éléments textuels, qui viennent apposer un sens disjonctif, ou sans lien apparent, avec leur support visuel et plastique. Ces micro-narrations, rédigées dans une « écriture blanche »2 , ne cherchent pas à faire récit. Les éléments biographiques ou autobiographiques sont systématiquement déconstruits, analysés et déplacés avant d’être réinvestis dans le champ artistique. Les éléments textuels s’inscrivent délibérément dans le hors-champ des personnages, qui n’ont pas d’existence en tant que tels.


En les élevant à un niveau archétypal, en les réduisant à leurs plus petits dénominateurs communs ou à des épures d’«hommes moyens » qui évoluent dans des décors « sans qualité », van Melle investit le hors-champ du processus narratif. Observés comme à travers un microscope, les protagonistes se meuvent dans un quotidien anodin et se débattent avec des affects référencés dans le champ de l’ordinaire : c’est le regardeur qui fait le récit.


L’œuvre d’Adrien van Melle invente ainsi une œuvre et une écriture « blanches », volontairement dépouillées d’effets littéraires ou esthétiques et d’affects, dans une mise à distance du réel équivalente à celle à laquelle procède la photographie conceptuelle.              


Ces déplacements multiples et ces investissements de matériaux dits « pauvres » permettent à son œuvre d’être, davantage que narrative, d’ordre conceptuel. C’est ce qui la distingue d’autres tentatives d’introduction de la fiction ou du micro-récit dans le champ artistique. L’écriture, centrale, vient toujours s’y incarner dans un support matériel.




L’installation Téléphones, étagère, Adam, Gabriel et Jules, 2019, présente un ensemble d’étagères industrielles de haute taille en métal peint, sur lesquelles sont disposés cinquante téléphones portables caduques et leurs câbles. Sur chaque écran, un court texte est afiché. Chacune de ces micro-narrations émane d’un personnage différent que l’on ne peut appréhender qu’en creux à travers ces quelques éléments scripturaux. Ils sont en lien avec l’une des figures archétypales récurrentes de la cosmogonie d’Adrien van Melle, ou avec la genèse imaginaire de l’appareil. L’aspect formel à la fois monumental et minimal de l’installation, combiné avec les modalités de monstration du texte, en fait une œuvre emblématique de son travail.


Téléphones, étagère fait face à une série d’œuvres photographiques éponymes (2019) de grand format, qui présentent chacune l’image d’un téléphone et de son dispositif narratif disposé sur l’étagère et non présenté dans l’installation. Ces impressions UV sur transparents sont apposées dans des caissons lumineux en bois, fabriqués par l’artiste. Ce dispositif, qui rend l’aspect textuel omniprésent, ajoute néanmoins une strate de distanciation supplémentaire entre le regardeur et les éléments narratifs, imaginant un autre niveau de représentation de l’écriture.


Cette distanciation se retrouve dans l’installation Une et trois chaises. Jules Wouters (2018), également présentée dans l’exposition. Cette oeuvre marque dans la genèse du travail d’Adrien van Melle le moment du passage d’une forme photoconceptuelle répertoriée, qui allie photographie, narration et dimension autobiographique, à des formes plus minimales et conceptuelles. Articulée autour d’une reprise visuelle de l’œuvre de Joseph Kosuth, One and Three Chairs (1965), elle opère un jeu avec son protocole initial. Van Melle s’en éloigne en plaçant la chaise photographiée dans un décor dont elle devient l’un des éléments, ébauchant ainsi une première forme narrative. Il s’approprie l’élément textuel de l’installation de manière ludique, en déroulant une forme à la fois narrative et conceptuelle, articulée autour de la genèse ictive de la chaise en une micro-narration impersonnelle qui deviendra sa marque de fabrique, tout en conservant son aspect formel initial. Le titre de l’installation consiste en une traduction française du titre originel, augmentée du nom de l’un des personnages archétypaux de van Melle. On peut y voir un indicateur du jeu plastique et textuel auquel il se livre désormais dans son travail. S’écartant des travaux photoconceptuels et de leurs modalités de narration, il invente ici les modalités nouvelles d’une œuvre minimale et conceptuelle qui repose sur des micro-narrations désincarnées. Adrien van Melle trouve dans Une et trois chaises la forme narrative qui reste la sienne par la suite.


La série Séances qui lui est antérieure, (2017) marque aussi une étape dans l’œuvre d’Adrien van Melle. Elle recourt à des éléments textuels et au medium photographique. Mais, pour la première fois, ces micro-récits sont décontextualisés. Ils ne s’accompagnent d’aucune photographie figurative. Ils ne se réfèrent pas à des personnages précis, bien que ces bribes en décrivent certains aspects. Dans cette série de tirages numériques contrecollés et encadrés, les textes apparaissent en lettres blanches sur fond noir, tel un générique sur un écran cinématographique.


La série la plus récente, Hors Champs (2020), qui donne son titre à l’exposition, opère un détachement supplémentaire par rapport au medium photographique. Ces œuvres de grand format sont composées de plaques de verre épais cintrées par un cadre en acier brut. Un texte sérigraphié apparaît en blanc sur fond noir. L’ensemble de la surface est recouverte par l’arrière d’un matériau pictural noir. Le regardeur se relète ainsi dans la surface de ce hors-champ narratif, projetant son image dans l’œuvre elle-même. Prolongeant par certains aspects la série Séances, Hors Champs s’en émancipe en ajournant son utilisation du medium photographique et sa référence immédiate à un dispositif qui évoque directement le champ cinématographique, et l’actualise en y glissant, comme par mégarde, une allusion à l’un de ses personnages idéaltypiques récurrents.



Adrien van Melle tisse ainsi un fil invisible avec une partie de ses œuvres plastiques précédentes, et avec une œuvre littéraire qu’il développe en parallèle selon des modalités d’écriture proches.


Pascale Krief


 


1   Alexandre Quoi, Histoire(s) du narrative art (1965-1981) : récits photoconceptuels et formes hybrides du médium photo-texte, Thèse de Doctorat en Histoire de l'art, sous la direction de Serge Lemoine (Paris IV), 2011


2   Cette « écriture blanche » uniquement descriptive est utilisée dans le champ cinématographique, en particulier dans le documentaire,  pour narrer un récit de manière neutre et « objective » ou pour donner des indications de scénario, de décors ou de personnages.